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de veiller à tout, sa manière de recevoir les étrangers s’en ressent. — Chez moi, je suis responsable de tout ce qui va mal. Peu de maîtres (je parle de ceux de condition moyenne, comme est la mienne), et s’il y en a, ils sont plus heureux que moi, peuvent se reposer assez sur un second de tous ces tracas, au point qu’il ne leur en demeure encore une bonne part à leur charge. Cela réagit quelque peu sur la manière dont je reçois les survenants, et peutêtre y en a-t-il dont le séjour s’est prolongé, ainsi qu’il arrive des fâcheux, plus à cause des agréments de ma cuisine qu’en raison de la bonne grâce de mon accueil ; le plaisir que je devrais éprouver de voir mes amis me visiter et se réunir chez moi, s’en trouve considérablement diminué. — La plus sotte contenance que puisse avoir chez lui un gentilhomme, c’est d’être vu gêné par le souci du service de sa maison, parlant à l’oreille d’un valet, en menaçant un autre du regard. Il faut que les choses marchent sans qu’on s’en aperçoive et qu’elles semblent suivre leur cours ordinaire ; je trouve déplaisant d’entretenir ses hôtes de ce qu’on fait pour eux, que ce soit pour s’en excuser ou pour s’en prévaloir. — J’aime l’ordre et la propreté, et les préfère à l’abondance : « j’aime que les plats et les verres reflètent mon image (Horace) » ; je m’en tiens chez moi à ce qui est strictement nécessaire et donne peu à l’ostentation. — Quand vous êtes chez les autres, qu’un valet se batte, qu’un plat se renverse, vous ne faites qu’en rire ; vous dormez, tandis que monsieur, de concert avec son maître d’hôtel, prépare ce qu’il vous offrira le lendemain. — Ce que j’en dis, c’est ce qui se passe en moi ; je n’en reconnais pas moins combien ce doit être une douce occupation pour les natures qui y sont portées, d’arriver à faire que sa maison soit paisible, prospère et que tout y marche dans un ordre parfait. Cet état de choses dont je souffre, je l’attribue à mes propres erreurs et aux embarras que je me crée à moi-même, et n’ai nullement l’intention de contredire Platon, qui estime que la plus heureuse occupation pour chacun, est de « faire ses affaires personnelles, sans causer de préjudice à personne ».

Montaigne était beaucoup plus porté à dépenser qu’à thésauriser. — En voyage, je n’ai à penser qu’à moi et à l’emploi de mon argent pour lequel suffit un ordre une fois donné ; pour l’amasser, au contraire, il faut aller à de trop nombreuses sources, et je n’y entends rien. Je suis moins embarrassé pour dépenser, n’ayant qu’à puiser dans mes fonds disponibles dont c’est la principale destination ; mais j’ai des vues trop larges, ce qui fait que mes dépenses sont réparties inégalement, sans règle et, de plus, d’une façon immodérée soit dans un sens, soit dans l’autre : si elles doivent contribuer à me donner du relief, à ine servir, je dépense sans restriction ; je me restreins également sans limite, quand elles ne doivent pas me mettre en évidence ou satisfaire un désir que j’ai. Que ce soit l’art ou la nature qui nous pousse à vivre en relations avec autrui, cela nous est plutôt un mal qu’un bien ; nous nous privons de ce qui nous est utile, pour nous donner les apparences de faire