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politiques, pourront trouver que c’est se confiner dans une occupation peu relevée et stérile ; cela m’importerait peu, si je parvenais à y prendre autant de goût que lui. — Je suis de l’avis que servir la cause publique et être utile au plus grand nombre, est ce qu’il y a de plus honorable : « Nous ne jouissons jamais mieux des fruits du génie, de la vertu et de toute espèce de supériorité, qu’en les partageant avec ceux qui nous touchent de plus près (Cicéron) » ; mais en ce qui me regarde, j’y ai renoncé par poltronnerie et par conscience ; de telles charges me paraissent si lourdes, qu’il me semble aussi que je suis incapable de les remplir. Platon, qui était maître en tout ce qui est relatif au gouvernement des états, s’abstint, lui aussi, d’en accepter. Je me contente de jouir du monde, sans y apporter trop d’ardeur ; de mener une vie simplement supportable, qui ne pèse ni à moi, ni aux autres.

Il eût souhaité pouvoir abandonner la gestion de ses biens à un ami sûr, à un gendre par exemple, qui l’en eût débarrassé, lui assurant le bien-être pour la fin de ses jours. — Jamais homme ne s’en est remis aussi complètement et avec autant d’abandon que je le ferais aux soins et à l’administration d’un tiers, si j’avais à qui me confier. L’un de mes souhaits, à cette heure, serait de trouver un gendre qui saurait endormir mes vieux jours, en me faisant une existence commode ; entre les mains duquel je déposerais, en toute souveraineté, la direction et l’emploi de mes biens ; qui en ferait ce que j’en fais, et auquel j’en abandonnerais les bénéfices, pourvu qu’il y apportât un cœur vraiment reconnaissant et ami. Mais voilà ! nous vivons dans un monde où la loyauté est inconnue, même de nos propres enfants.

Il se fiait à ses domestiques, évitant de se renseigner sur eux pour ne pas être obligé de les avoir en défiance. — Celui qui, lorsque je voyage, est dépositaire de mon argent, le reçoit intégralement et règle la dépense sans contrôle ; du reste, si je comptais, il me tromperait tout autant ; de la sorte, à moins que ce ne soit un scélérat, en m’en remettant à lui d’une façon absolue, je l’oblige à bien faire : « Beaucoup de gens nous enseignent à les tromper, en craignant de l’être ; la défiance provoque l’infidelité (Sénèque). » La sûreté que je prends le plus communément à l’égard de mes gens, c’est de ne pas me renseigner sur eux ; je ne présume le vice qu’après l’avoir constaté ; je m’en fie plutôt à ceux qui sont jeunes, les estimant moins pervertis par le mauvais exemple. — Il m’est moins désagréable de m’entendre dire, au bout de deux mois, que j’ai dépensé quatre cents écus, que d’avoir chaque soir les oreilles rebattues par le règlement de ma dépense journalière, et entendre qu’elle a été de trois, de cinq, de sept écus ; ce mode n’a pas fait que, sur ce point, j’aie été volé plus qu’un autre. Il est vrai que je prête la main à l’erreur ; de parti pris, je ne sais que vaguement et d’une façon incertaine ce que j’ai d’argent ; et, dans une certaine mesure, je suis content de cette incertitude. Il faut faire une petite part à la déloyauté ou à l’imprudence d’un serviteur ; s’il nous reste de