Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/395

Cette page n’a pas encore été corrigée

n’en sont pas moins des désagréments. Les moindres empêchements, de si minime importance qu’ils soient, sont les plus acérés ; les impressions typographiques en petits caractères sont celles qui fatiguent le plus la vue, de même les petits incidents sont ceux qui nous piquent le plus. La tourbe des petites contrariétés nous énerve plus qu’un mal violent, si grand qu’il soit. Plus ces épines de notre vie sont drues et déliées, moins nous nous en méfions et plus leurs morsures sont aiguës, plus elles nous prennent au dépourvu. Je ne suis pas philosophe, je ressens les maux dans la mesure où ils agissent sur moi et ils agissent plus ou moins, selon la forme qu’ils affectent, selon ce sur quoi ils portent, et souvent plus que de raison ; je les saisis avec plus de perspicacité qu’on n’en met généralement à s’en apercevoir, bien que j’y apporte plus de patience, et, quand ils ne me blessent pas, ils ne laissent pas de m’être à charge. C’est une chose délicate que la vie, son cours est facile à troubler. Dès que j’ai un sujet de chagrin, « la première impression reçue, on ne résiste plus (Sénèque) », si sotte qu’en soit la cause, mon humeur s’aigrit d’elle-même ; puis elle se monte, s’exaspère, tirant à elle et entassant, pour s’exciter, griefs sur griefs : « En tombant goutte à goutte, l’eau finit par transpercer le rocher (Lucrèce). » Ces vétilles fréquentes me rongent et m’ulcèrent ; les ennuis qui se répètent constamment ne sont jamais insignifiants ; ils deviennent permanents et sans remède, quand[1] notamment ils proviennent du fait de membres de la famille, avec lesquels il y a communauté d’existence et avec lesquels on ne peut rompre. ― Quand, loin de chez moi, ma pensée se reporte sur mes affaires et que je les envisage dans leur ensemble, je trouve, peut-être parce que je ne les ai pas bien présentes à la mémoire, que jusqu’à présent elles ont bien prospéré, mieux que mes comptes et les raisonnements que je fais ne me portaient à le croire ; mes revenus m’apparaissent excédant ce qu’ils sont ; de si belles apparences m’illusionnent ; mais, dès que j’en reprends la direction, que je vois surgir tous ces menus détails, « alors mon âme se partage entre mille soucis (Virgile) » ; mille choses y laissent à désirer ou ne sont des sujets de crainte. Cesser complètement de m’en occuper, m’est très facile ; m’y remettre sans regret, m’est bien difficile. C’est pitié que là où vous êtes, tout vous regarde et qu’il faille vous occuper de tout ce que vous voyez ; je jouirais avec bien plus d’entrain, je crois, des plaisirs que m’offrirait une maison où je serais un étranger ; j’y serais plus libre et plus suivant mes goûts. Je suis en cela en conformité de sentiment avec Diogène répondant à quelqu’un qui lui demandait quel vin il trouvait le meilleur : « Je préfère celui qui n’est pas de chez moi. »

Nullement sensible aux plaisirs de la vie de campagne, il n’aime pas davantage s’occuper des affaires publiques ; jouir de l’existence lui suffit. — Mon père aimait à faire des constructions à Montaigne où il était né ; et, dans toutes ces questions d’exploitation domestique, j’aime à suivre son exemple et sa

  1. *