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rection de ma maison. Il y a quelque agrément à commander, ne fût-ce que dans une grange, et à être obéi des siens ; mais c’est un plaisir trop uniforme et insipide et qui forcément est accompagné de préoccupations pénibles. Tantôt c’est l’indigence et l’oppression qui pèsent sur vos gens et qui vous affligent, tantôt c’est une querelle avec vos voisins, tantôt un empiètement de leur part sur vos domaines : « Ce sont, ou vos vignes que la grêle a ravagées, ou vos arbres, vos champs qui manquent d’eau ; ce sont des chaleurs trop fortes ou des hivers trop rigoureux qui viennent tromper vos espérances (Horace) » ; à peine pendant six mois Dieu vous enverra-t-il un temps qui satisfasse pleinement votre régisseur ; et encore s’il profite aux vignes, il est à craindre qu’il ne nuise aux prés : « Tantôt un soleil trop ardent brúle les moissons ; tantôt des pluies subites, d’âpres gelées, les détruisent ; tantôt c’est la violence du vent qui les emporte dans ses tourbillons (Lucrèce). » À quoi il faut ajouter que, comme le soulier neuf et bien confectionné de cet homme des temps passés qui lui blessait le pied, un étranger ne sait pas combien il vous en coûte, combien de sacrifices il vous faut faire, pour maintenir l’accord apparent qui se voit dans votre famille et chez vos serviteurs et que peut-être vous achetez trop cher.

Peu fait à la gestion de ses biens, elle lui était d’autant plus à charge que ce qu’il avait lui suffisait et qu’il n’avait nulle envie de l’augmenter. — J’ai pris tard l’administration de mes biens ; ceux que la nature avait fait naître avant moi, m’en ont longtemps déchargé et, déjà alors, j’avais pris d’autres habitudes plus en rapport avec mon tempérament. Toutefois, d’après ce que j’en ai vu, c’est une occupation plus absorbante que difficile ; quiconque est capable d’autre chose, l’est bien aisément de celle-là. Si j’avais poursuivi la richesse, cette voie m’eut paru trop longue ; je me serais mis au service des rois, ce qui, de toutes les professions, est la plus lucrative. Mais, ne prétendant qu’à la réputation de ne rien ajouter à mon patrimoine et de n’en rien dissiper, ce qui s’accorde avec le reste de ma vie qui s’est passée à ne rien faire qui vaille soit en bien, soit en mal ; ne cherchant sur cette terre qu’à passer, je puis, Dieu merci, m’acquitter de cette gestion, sans trop y apporter d’attention. Au pis aller, on peut toujours prévenir la pauvreté en réduisant ses dépenses, ce que je m’efforce de faire, comme aussi de me réformer, avant qu’elle ne m’y contraigne. Du reste, je suis arrivé peu à peu, en moi-même, à me suffire avec moins que ce que j’ai et cela sans en éprouver de regret : « Ce n’est pas d’après les revenus de chacun, mais d’après ses besoins, qu’il faut estimer sa fortune (Cicéron). » Mes besoins réels n’absorbent pas tellement tout mon avoir que, sans me priver du nécessaire, la fortune n’ait encore moyen de mordre sur moi. Si ignorant et si dédaigneux que je sois de mes affaires donestiques, ma présence contribue cependant beaucoup à les maintenir en bonne voie ; je m’y emploie, bien qu’à contre-cœur, sans compter qu’il y a ceci de particulier chez moi que, lorsque je ne