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mettaient à se peigner et à se friser avec soin, quand ils étaient sur le point de s’engager dans quelque aventure où ils couraient risque de la vie.

Tout différent des autres, Montaigne se sent plus porté à devenir meilleur dans la bonne que dans la mauvaise fortune. — J’ai cette autre très mauvaise habitude que, si j’ai un escarpin de travers, je laisse de même sans les redresser et ma chemise et mon habit ; je dédaigne de m’amender à moitié. Quand je suis en fâcheuse situation, je m’acharne au mal qui me tient, je m’abandonne par désespoir, ne me retiens plus dans ma chute et jette, comme on dit, le manche après la cognée ; je m’obstine à faire de mal en pis, et n’estime plus que je mérite attention de ma part. Il faut que tout en moi soit ou tout bien, ou tout mal. Je suis heureux que ce désolant état mental se produise à un âge qui ne l’est pas moins ; il m’est moins douloureux que mes maux s’en trouvent aggravés que si mon bon temps de jadis en avait été troublé. Les paroles qui m’échappent quand je suis dans le malheur, sont des paroles de dépit ; mon courage se hérisse au lieu de céder. À l’inverse des autres, je suis plus dévot dans la bonne que dans la mauvaise fortune ; j’applique en cela le précepte de Xénophon, mais sans y être amené par les motifs qui le lui inspirent ; je fais plus volontiers les doux yeux au ciel pour le remercier que pour le solliciter. Je veille plus sur ma santé quand elle est bonne, que je ne prends de soin pour la rétablir quand elle laisse à désirer ; la prospérité m’instruit et me rappelle à mes devoirs, me produisant le même effet que chez d’autres le malheur et les verges. Comme si le bonheur était incompatible avec une bonne conscience, les hommes ne reviennent au bien que dans la mauvaise fortune ; chez moi, il me porte d’une façon toute particulière à la modération et à la modestie. La prière me gagne, la menace me rebute ; la faveur me fait fléchir, la crainte me raidit.

Il aimait le changement et, comme conséquence, les voyages ; cela le sortait de chez lui, car s’il est agréable de commander chez soi, cela a aussi ses ennuis. — Il est assez dans la nature humaine que ce que nous n’avons pas, nous plaise plus que ce que nous avons ; nous aimons le mouvement et le changement : « Le jour lui-même ne nous est agréable que parce que chaque heure prend des aspects différents (Pétrone) », et je suis assez dans ces dispositions. Ceux qui sont d’humeur contraire, qui éprouvent de la satisfaction d’eux-mêmes, qui apprécient que ce qu’ils ont vaut mieux que ce qu’ils n’ont pas, qui ne voient rien de préférable au milieu dans lequel ils se trouvent, s’ils ne sont pas mieux lotis que nous, sont néanmoins plus heureux. Je n’envie pas leur sagesse, mais bien leur bonne fortune.

Cette disposition à toujours souhaiter des choses nouvelles et inconnues, contribue beaucoup à entretenir en moi le goût des voyages, auxquels me convient aussi nombre d’autres circonstances, et en particulier la facilité avec laquelle je me désintéresse de la di-