Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/388

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sur le poinct qu’ils se vont precipiter à quelque extreme hazard de leur vie.Quant à moy, i’ay cette autre pire coustume, que si i’ay vn escarpin de trauers, ie laisse encores de trauers, et ma chemise et ma cappe : ie desdaigne de m’amender à demy. Quand ie suis en mauuais estat, ie m’acharne au mal. Ie m’abandonne par desespoir, et me laisse aller vers la cheute, et iette, comme lon dit, le manche apres la coignee. Je m’obstine à l’empirement : et ne m’estime plus digne de mon soing. Ou tout bien ou tout mal. Ce m’est faueur, que la desolation de cet estat, se rencontre à la desolation de mon aage. Ie souffre plus volontiers, que mes maux en soient rechargez, que si mes biens en eussent esté troublez. Les paroles que l’exprime au mal-heur, sont paroles de despit. Mon courage se herissę au lieu de s’applatir. Et au rebours des autres, ie me trouue plus deuost, en la bonne, qu’en la mauuaise fortune : suyuant le precepte de Xenophon, sinon suyuant sa raison. Et fais plus volontiers les doux yeux au ciel, pour le remercier, que pour le requerir. l’ay plus de soing d’augmenter la santé, quand elle me rit, que ie n’ay de la remettre, quand ie l’ay escartee. Les prosperitez me seruent de discipline et d’instruction, comme aux autres, les aduersitez et les verges. Comme si la bonne fortune estoit incompatible auec la bonne conscience : les hommes ne se rendent gents de bien, qu’en la maunaise. Le bon heur m’est vn singulier aiguillon, à la moderation, et modestie. La priere me gaigne, la menace me rebute, la faucur me ploye, la crainte me roydit.Parmy les conditions humaines, cette-cy est assez commune, de nous plaire plus des choses estrangeres que des nostres, et d’aymer le remuement et le changement.

Ipsa dies ideo nos grato perluit haustu,
Quód permutatis hora recurrit equis.

l’en tiens ma part. Ceux qui suyuent l’autre extremité, de s’aggreer en eux-mesmes : d’estimer ce qu’ils tiennent au dessus du reste : et de ne recognoistre aucune forme plus belle, que celle qu’ils voyent : s’ils ne sont plus aduisez que nous, ils sont à la verité plus heureux. Je n’enuie point leur sagesse, mais ouy leur bonne fortune.Cette humeur auide des choses nouvelles et incognues, ayde bien à nourrir en moy, le desir de voyager : mais assez d’autres circonstances y conferent. Je me destourne volontiers du gouuernement de ma mai-