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dis que celle de ce dernier a plus de vivacité ; elle convient plutôt à un état troublé et maladif comme est le nôtre en ce moment, vous diriez souvent que c’est nous qu’il peint et qu’il critique.

Sa sincérité ne fait pas doute et il était du parti de l’ordre ; néanmoins, il semble avoir jugé Pompée avec trop de sévérité ; et, à propos de Tibère, Montaigne a quelque doute sur l’impeccabilité de son jugement. — Ceux qui doutent de sa sincérité, indiquent assez qu’ils ont d’autres raisons de ne pas l’aimer. Ses opinions sont sages et il appartient au meilleur des partis qui divisaient Rome. Je me plains un peu toutefois de ce qu’il ait jugé Pompée plus sévèrement que les gens de bien qui ont vécu de son temps et ont été en relations avec lui, et de l’avoir mis sur le même rang que Marius et Sylla avec cette seule différence qu’il était moins ouvert. On ne conteste pas qu’il n’entrât des idées d’ambition et de vengeance dans son désir de s’emparer du gouvernement, et ses amis eux-mêmes ont craint que la victoire ne lui fit dépasser les bornes de la raison, sans cependant l’entraîner, comme ceux dont il vient d’être question, à ne plus connaître de limites ; rien dans la vie de Pompée ne laisse supposer qu’il en serait arrivé à ce degré de cruauté et de tyrannie, et, comme on ne saurait attribuer au soupçon la même valeur qu’à l’évidence, je ne crois pas qu’il eût été tel. On pourrait peut-être tenir les narrations de Tacite pour vraies et sincères, par cela même qu’elles ne sont pas toujours en rapport avec les jugements par lesquels il conclut, dans lesquels il suit son idée première quelle que soit la manière dont il nous présente le fait et sans qu’il en modifie, si peu que ce soit, la physionomie. Il approuve la religion de son temps, se conformant ainsi à ce qu’ordonnaient les lois ; il n’y a pas à l’en excuser, il ignorait le vrai Dieu ; cela a été un malheur pour lui, mais non un défaut.

Je me suis surtout attaché à me rendre compte de son jugement, et, sur quelques points, je ne suis pas bien fixé à cet égard, comme par exemple à propos de cette phrase de la lettre que Tibère, vieux et malade, envoyait au sénat : « Vous écrirai-je, Messieurs ; comment vous l’écrirai-je ; ou bien ne vous l’écrirai-je pas ? Mais, à l’heure actuelle, les dieux et les déesses ont, à n’en pas douter, décidé de ma perte, car je me sens dépérir de plus en plus chaque jour ? » Je ne saisis pas comment Tacite voit là un signe évident que la conscience de Tibère était bourrelée de remords ; du moins, en lisant ce passage, cela ne m’a pas produit cet effet.

Il lui reproche aussi de s’excuser d’avoir parlé de lui-même ; Montaigne, lui, parle de lui-même dans ses Essais, ne parle que de lui et en observateur désintéressé. — Je trouve aussi un peu timide de sa part, qu’ayant eu occasion de dire qu’il avait exercé à Rome une magistrature honorable, il s’excuse pour qu’on ne croie pas qu’il l’a dit par ostentation ; cela paraît bien de l’humilité pour un homme de cette envergure ; n’oser parler franchement de soi, accuse un manque de courage. Un esprit