Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/367

Cette page n’a pas encore été corrigée

lorsqu’ils ne sont plus entourés d’un éclat imposant. — Je disais qu’il suffit pour cela de considérer un homme haut placé. L’aurions-nous connu trois jours auparavant comme homme de peu de valeur que, néanmoins, insensiblement nous venons à nous imaginer qu’il pourrait bien y avoir en lui de la grandeur, de la capacité, et arrivons à nous persuader, son train de maison et son crédit grandissant, que son mérite croit dans la même proportion ; nous le jugeons non par ce qu’il vaut, mais d’après les prérogatives de son rang, comme nous faisons des jetons auxquels nous attribuons une valeur conventionnelle. — Par contre, que la chance vienne à tourner, qu’il retombe et se confonde dans la foule, chacun se demande avec surprise quelle cause l’avait fait arriver si haut : « Estce bien lui ? fait-on. Est-ce là tout ce qu’il savait quand il était au pouvoir ? Les princes se contentent-ils donc de si peu ? Nous étions vraiment en bonnes mains ! » C’est une chose que j’ai souvent vue de mon temps, ainsi qu’il arrive au théâtre où nous nous laissons quelque peu prendre au masque des comédiens quand ils jouent un rôle de grand personnage. — Ce que j’admire moi-même chez les rois, c’est la foule de leurs adorateurs ; ils ont droit à ce que tout en nous s’incline et se soumette à eux, sauf notre jugement : aussi ma raison n’est pas dressée à se courber et à fléchir, il n’y a que mes genoux à le faire. Mélanthe, auquel on demandait ce qu’il pensait d’une tragédie de Denys, répondait : « Je ne l’ai pas vue, l’emphase du style me la cachait » ; la plupart de ceux qui ont à juger les discours des grands, devraient bien dire de même : « Je ne les ai pas entendus, tant les idées en sont masquées par la gravité, la grandeur, la majesté qu’ils y apportent. » — Antisthène conseillait un jour aux Athéniens d’ordonner que les ânes fussent, aussi bien que les chevaux, employés aux travaux de labourage ; à quoi on lui répondait que l’âne n’est pas fait pour un pareil service : « Cela ne fait rien, répliqua-t-il, il vous suffit de le décréter ; si ignorants, si incapables que soient les hommes auxquels vous donnez des commandements à la guerre, n’en deviennentils pas sur-le-champ très dignes, par le fait même que vous les y employez ? » — D’où vient cet usage, chez tant de peuples, de canoniser le roi qu’ils se sont donné en le prenant parmi eux ; ils ne se contentent pas de l’honorer, ils vont jusqu’à l’adorer ! A Mexico, dès que les cérémonies de son sacre sont achevées, on n’ose plus lever les yeux sur lui ; et, comme si on l’avait déifié en l’élevant à la royauté, parmi les serments qu’on lui fait prêter, après avoir juré de maintenir la religion, les lois, les libertés, d’être vaillant, juste et débonnaire, il jure aussi de faire que le soleil répande sa lumière accoutumée, que les nuées se déversent en pluie en temps opportun, que les rivières se maintiennent dans leurs lits, et que la terre produise tout ce qui est nécessaire aux besoins de son peuple.

Montaigne est disposé à se défier de l’habileté de quiconque a une haute situation ou jouit de la faveur popu-