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conduite, des raisons qui les avaient déterminés à agir comme ils l’avaient fait, et j’ai constaté que ces raisons étaient tout ce qu’il y a de plus vulgaire. Du reste, les plus vulgaires et les plus communément employées, pour n’être pas des plus séduisantes, sont peutêtre les plus commodes et les plus sûres dans la pratique. Si celles qui ont le moins de valeur ont le plus de chances de réussite, qu’y a-t-il d’étonnant à ce que les plus basses, les plus lâches, les plus décriées soient les mieux appropriées à la marche des affaires ? Pour que les conseils qui assistent les rois conservent leur autorité, il suffit que les profanes qui n’y ont pas part et veulent voir ce qui s’y passe, soient tenus au delà de la première barrière qui en interdit l’approche ; et qui veut que leur prestige ne subisse aucune atteinte, doit les révérer en bloc et sans examiner les déterminations qu’ils prennent. Quand je me consulte, je ne fais qu’ébaucher ce qui est le sujet de mes réflexions et ne l’envisage que superficiellement d’après ce qu’il m’en semble tout d’abord, ayant coutume d’attendre du ciel qu’il fasse le principal et le plus fort du travail : « Abandonnons le reste aux dieux (Horace). »

Le bonheur et le malheur sont, j’estime, deux puissances souveraines. Il est imprudent de compter que la prudence humaine puisse remplir le rôle de la fortune ; et celui-là entreprend l’impossible qui présume pouvoir embrasser les causes et leurs effets, et diriger les événements à son gré ; c’est là une impossibilité, surtout à la guerre, quand il s’agit de résolutions à prendre. Jamais on n’a apporté dans les affaires de cette sorte, plus de circonspection et de prudence qu’on ne le fait parfois dans nos guerres civiles actuelles ; il semblerait qu’on craint de se perdre en chemin et qu’on se réserve pour la catastrophe finale ! — Je vais plus loin, je soutiens que notre sagesse même et nos délibérations sont, pour la plupart, conduites par le hasard ; ma volonté et mon entendement sont menés tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, et beaucoup de ces mouvements se produisent sans ma participation ; ma raison est sujette à des impulsions, à des agitations journalières et accidentelles : « Rien de variable comme les dispositions de l’âme ; maintenant une passion l’agite ; que le vent change, c’est une autre qui l’entraînera (Virgile). » Qu’on regarde dans les villes quels sont les puissants, ceux qui réussissent le mieux dans leurs affaires, on trouvera que ce sont d’ordinaire les moins habiles ; il est arrivé que des femmelettes, des enfants, des insensés ont gouverné de grands états à l’égal des princes les plus capables ; parmi ceux investis de cette haute mission, il s’en rencontre, au dire de Thucydide, plus ayant l’esprit lourd que subtil ; et nous attribuons à leur prudence les succès dus à leur bonne fortune : « Si vous vous élevez par la fortune, tout le monde vantera votre habileté (Plaute) » ; ce qui démontre bien qu’à tous égards, les événements sont des témoignages bien faibles de ce que nous valons et de ce dont nous sommes capables.

Pour juger des grands, voyez ceux que la fortune fait tomber ; comme ils paraissent au-dessous du médiocre