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temps, distribue les rangs, et il ne saurait guère en être autrement. — Les dignités, les charges, se donnent nécessairement plus au hasard qu’au mérite ; mais on a tort de s’en prendre aux rois. C’est merveille au contraire qu’ils soient si heureux dans leurs choix, ayant si peu où se renseigner : « Le principal mérite d’un prince, est de bien connaître ceux qu’il emploie (Martial) », car la nature ne les ayant pas doués d’une vue qui leur permette de connaître tous leurs sujets, de discerner en quoi chacun excelle et de scruter nos cœurs, ce qui seul ferait qu’ils parviendraient à savoir quelle est notre volonté et ce à quoi nous sommes le plus aptes, il faut qu’ils nous choisissent par conjecture et à tâtons, en se basant sur notre race, nos richesses, la doctrine que nous pratiquons, ce qu’on dit de nous, qui sont autant de bien faibles arguments. Qui trouverait un moyen permettant d’apprécier les hommes avec justice, de les choisir en toute connaissance de cause, assurerait du même coup une parfaite organisation des services publics.

Le succès obtenu dans les plus grandes affaires n’est pas une preuve d’habileté ; souvent il est dû au hasard qui intervient dans toutes les actions humaines. — « Oui, mais il a si bien mené cette grande affaire, » entend-on dire. C’est là une raison, mais elle ne suffit pas ; et une autre maxime dit judicieusement qu’« il ne faut pas juger des conseils donnés, par les événements qui ont suivi ». — Les Carthaginois punissaient leurs capitaines, quand ils jugeaient mauvaises les dispositions que ceux-ci avaient prises, alors même qu’un heureux résultat final les avait corrigées ; souvent le peuple romain a refusé le triomphe pour de grandes et très utiles victoires, parce que la conduite du chef n’avait pas été en rapport avec son bonheur. On voit fréquemment en ce monde le hasard prendre plaisir à rabattre notre présomption, pour nous montrer combien il a de pouvoir en toutes choses ; ne pouvant rendre sages les maladroits, il les fait heureux, à l’encontre de ce que commanderait la vertu. Volontiers il se prend à favoriser les opérations dans la préparation desquelles seul il est intervenu, de sorte qu’on voit souvent les plus simples d’entre nous mener à bonne fin de très importantes entreprises tant publiques que privées. — À ceux qui s’étonnaient de voir si mal tourner ses affaires alors que ses conceptions étaient si sages, le persan Siramnez répondait « qu’il était seul à concevoir ses projets, tandis que leur succès dépendait de la fortune ». En en faisant application à une situation tout opposée, nos gens pourraient faire la même réponse. — La plupart des choses de ce monde s’accomplissent d’elles-mêmes, « les destins frayent la voie (Virgile) » ; le résultat justifie souvent une conduite des plus déraisonnables, notre intervention n’est presque qu’un fait de routine, et très communément amenée plutôt par l’usage et les précédents que par la raison. Etonné de la grandeur de cette affaire qui est l’acte capital de notre époque, il m’est arrivé, pour juger de leur degré d’habileté, de m’enquérir auprès de ceux qui l’avaient