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qui va rompant la tête à tout le monde de l’exposé de sa généalogie et de ses alliances, aux trois quarts fausses (ce sont ceux dont les titres sont le plus douteux et le moins certains, qui ressassent le plus souvent ce sujet ridicule) ; si notre critique eût reporté son regard sur lui-même, il se serait trouvé tout aussi intempérant et ennuyeux quand, à tout propos, il fait valoir le mérite de la race à laquelle sa femme appartient. Quelle malencontreuse vanité de la part de ce mari, de fournir ainsi lui-même des armes à sa femme ; s’il comprenait le latin, il faudrait lui crier ce que je traduis : « Courage ! elle n’est pas d’elle-même assez folle, irrite encore sa folie (Térence) ! » — Je ne veux pas dire que celui-là seul qui est absolument net, puisse accuser (il n’y aurait plus personne pour porter une accusation) ; je ne dénie même pas ce droit à qui est luimême entaché de ce qu’il reproche aux autres ; mais je voudrais que lorsque notre jugement nous fait critiquer quelqu’un, il ne nous épargne pas et porte dans notre for intérieur, sur le fait imputé, une sévère investigation. C’est œuvre de charité, de la part de qui est impuissant à extirper un vice chez lui-même, de s’employer néanmoins à l’extirper chez les autres, où il produit peut-être des fruits moins mauvais et moins âpres qu’en nous ; mais ce ne semble pas une excuse recevable de répondre à quelqu’un qui m’avertit de mes défauts, que lui-même n’en est pas exempt. Pourquoi ? Parce qu’un avis fondé est toujours utile. Si nous avions bon nez, nous sentirions plus désagréablement les mauvaises odeurs que nous répandons, par cela même que c’est nous qui les exhalons. Socrate n’estime-t-il pas que quelqu’un qui se reconnaîtrait coupable, et avec lui son fils et un étranger, de quelque acte violent et injuste, devrait commencer par se présenter à la justice, pour se faire condamner et provoquer lui-même l’expiation de sa faute par le bourreau ; faire en second lieu qu’il en soit de même pour son fils ; et, seulement après, tenir la même conduite à l’égard de l’étranger. Ce précepte peut paraître un peu sévère, mais du moins celui qui se trouve coupable, devrait-il commencer par se livrer le premier à la punition de sa propre conscience.

Ce qui frappe nos sens a une grande influence sur nos jugements ; la gravité d’un personnage, son costume, sa situation, etc., tout cela donne du poids aux sottises qu’il débite. — Les sens sont nos propres juges et statuent tout d’abord ; comme ils ne constatent les faits que d’après leur manifestation extérieure, il n’est pas étonnant que tout ce qui se rapporte au fonctionnement de la société, soit un perpétuel et universel mélange de cérémonies où les apparences jouent un grand rôle ; aussi dans les moyens employés pour la diriger, sont-elles un des meilleurs et de ceux qui produisent le plus d’effet. C’est toujours à l’homme que nous avons affaire et, chez lui, ce qui est tangible l’emporte de beaucoup sur ce qui ne l’est pas. Aussi, ceux qui, dans ces dernières années, ont voulu introduire un culte dont les pratiques sont exclusivement contemplatives et immatérielles, ne