Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/351

Cette page n’a pas encore été corrigée

un sceptre ou la marotte d’un fou. — Or, qui n’est en défiance de la science, « de ces lettres qui ne guérissent de rien (Sénèque) » ; qui ne doute, en considérant l’usage que nous en faisons, qu’on puisse en tirer quelque résultat sérieux pour les besoins de la vie ? A qui la logique a-t-elle donné du jugement ? où sont ses belles promesses ? « Elle n’enseigne ni à mieux vivre, ni à mieux raisonner (Cicéron). » Voit-on des harengères caquetant, s’exprimer moins confusément que les hommes dont c’est la profession, quand ils pérorent en public ? J’aimerais mieux que mon fils apprit à parler dans les tavernes, qu’aux écoles où s’enseigne ce verbiage. — Ayez un maître en cet art, entretenez-vous avec lui ; que ne se borne-t-il à nous faire sentir cette perfection artificielle, à plonger dans le ravissement les femmes et les ignorants desquels nous sommes, en donnant lieu d’admirer la fermeté de ses raisons, la beauté de sa méthode ? Il peut nous dominer et nous persuader comme il l’entend ; pourquoi cet homme, qui a tant d’avantages par ce qu’il sait et la manière dont il le produit, joint-il à ses armes naturelles les injures, l’indiscrétion et la rage ? Qu’il se dépouille de son bonnet, de sa robe et de son latin, qu’il ne fatigue pas nos oreilles de passages d’Aristote qu’il nous récite textuellement et à tout propos, et vous le prendriez pour quelqu’un de nous, ou pis encore. — Les complications et les enchevêtrements de langage par lesquels les gens de cette sorte nous circonviennent, me font l’effet de tours de passe-passe, leur souplesse combat et force nos sens mais n’ébranle en rien nos croyances ; en dehors de ces jongleries, tout ce qu’ils font est commun et vil ; pour être des savants, ils n’en sont pas moins des sots. J’aime et honore le savoir, autant que l’honorent ceux qui le possèdent. Quand il en est fait l’usage qu’il comporte, c’est l’acquisition la plus noble et la plus puissante qu’ait faite l’homme ; mais chez ceux-là (et leur nombre en ce genre est infini) dont il constitue la base fondamentale de leur capacité et de ce qu’ils valent, dont toute l’intelligence est dans la mémoire, « qui se tapissent dans l’ombre d’autrui (Sénèque) », qui ne peuvent rien sans l’assistance de leurs livres, je les haïs, si j’ose dire, plus encore que les imbéciles. — Dans mon pays et de mon temps, l’instruction vide les bourses mais n’améliore[1] que rarement les âmes ; sur des âmes obtuses elle agit à l’instar d’une masse crue et indigeste qui leur reste sur l’estomac et les étouffe ; sur des âmes qui ont plus de pénétration elle arrive aisément à les purifier, ajoute à leur clarté, et les rend subtiles au point de les épuiser. C’est une chose de qualité à peu près indifférente par elle-même très utile accessoire pour une âme bien douée, elle est pernicieuse, préjudiciable même pour une autre ; ou plutôt, elle est d’un très précieux usage, mais ne peut s’acquérir à vil prix ; dans certaines mains c’est un sceptre, dans d’autres c’est la marotte d’un fou. — Poursuivons.

C’est l’ordre et la méthode qui donnent du prix aux conversations, la forme y importe autant que le fond ; un ef-

  1. *