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et le sujet sont en opposition et se jalousent naturellement ; perpétuellement ils empiètent sur leurs domaines respectifs. Je ne crois aucun d’eux, quand ils revendiquent ce qu’ils prétendent être leurs droits ; c’est à la raison seule, qui n’admet pas les compromissions et conserve son impartialité, qu’il appartient de décider quand elle peut se faire entendre. Je feuilletais, il n’y a pas un mois, deux livres d’auteurs écossais, traitant tous deux ce même sujet, mais à des points de vue opposés ; celui qui prend parti pour le peuple, fait du roi un être de condition pire qu’un charretier ; celui qui en tient pour le monarque le place, sous le rapport de la puissance et de la souveraineté, à quelques brasses au-dessus de Dieu.

L’un des inconvénients des grandeurs, qu’une circonstance fortuite m’a révélé récemment, est la suivante : Il n’y a rien peut-être de plus agréable dans les relations entre hommes, que les assauts auxquels nous nous livrons les uns contre les autres, tant par point d’honneur que pour faire ressortir notre valeur, dans les divers exercices soit du corps, soit de l’esprit ; assauts auxquels ceux qui sont investis de la souveraine grandeur, ne prennent en fait aucune part sérieuse. — Il m’a paru, en effet, qu’à force de respect, on y traite toujours les princes avec dédain et en leur faisant injure.. Dans mon enfance, une chose m’offensait infiniment, c’était que ceux qui luttaient avec moi dans nos jeux, évitaient de s’y appliquer franchement pour de bon, parce qu’ils me trouvaient indigne de leurs efforts ; c’est ce qu’on voit arriver tous les jours aux princes, chacun se trouve indigne de leur tenir tête. Si on s’aperçoit qu’ils ont le moindre désir d’obtenir la victoire, il n’est personne qui ne s’y prête et ne préfère trahir sa propre gloire que d’offenser la leur, et qui n’apporte à la leur disputer que juste la résistance indispensable pour qu’elle leur fasse honneur. Quelle part ont-ils à la mêlée, alors que chacun y bataille pour eux ? Ils me font l’effet de ces paladins des temps passés, se présentant aux joutes et aux combats avec des armes enchantées. — Brisson, luttant à la course avec Alexandre, se laissa battre, en ne donnant pas tout ce qu’il eût pu Alexandre l’en tança ; il eût dù lui faire donner le fouet. — C’est là ce qui faisait dire à Carnéade que « les enfants des princes n’apprennent rien où la vérité ne soit faussée, si ce n’est à manier les chevaux ; en tout autre exercice, chacun cède devant eux et leur donne gagné, mais le cheval, qui n’est ni flatteur ni courtisan, jette le fils du roi à terre tout comme il ferait du fils d’un crocheteur ».

Homère a dù se résigner à admettre que Vénus, cette si vénérée et si délicate déesse, soit blessée dans les combats livrés sous Troie, afin de pouvoir la doter de courage et de hardiesse, qualités que ne peuvent posséder ceux qui n’ont pas à redouter le danger ; si on fait les dieux susceptibles de se courroucer, de craindre, de fuir, de ressentir la jalousie, la douleur, de se passionner, c’est pour pouvoir leur faire honneur des vertus qui sont la contre-