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Si mon cœur n’a pas de hautes visées, en revanche il est franc et veut que je reconnaisse hardiment son humilité. — L. Thorius Balbus a été un galant homme, beau, doué d’une bonne santé, entendu dans tous les plaisirs et commodités de la vie dont il a largement joui ; il a vécu tranquille, n’ayant en vue que sa propre satisfaction, l’âme bien préparée contre la mort, les superstitions, la douleur et autres misères que l’homme ne peut éviter ; pour achever, il a fini les armes à la main, sur un champ de bataille, pour la défense de son pays.

Si j’avais à établir un parallèle entre cette existence et celle de M. Régulus que chacun connaît, si grande, de si haute vertu, couronnée par une fin admirable ; l’une sans nom, sans éclat ; l’autre exemplaire et glorieuse au delà de toute expression, j’en parlerais certainement comme a fait Cicéron, si je savais aussi bien dire que lui. Mais s’il me fallait prendre l’une ou l’autre pour modèle, je dirais que la première est autant dans mes moyens et selon mes désirs que je règle sur ces moyens, que l’autre les dépasse et de beaucoup ; je ne puis que vénérer celle-ci, tandis que je me résoudrais volontiers à vivre celle-là.

Revenons aux grandeurs de ce monde dont nous parlions. Que je l’exerce ou que je la subisse, la domination n’est pas dans mes goûts. — Otanez, l’un des sept seigneurs de Perse qui pouvaient aspirer à l’empire, adopta un parti que j’aurais moi-même pris volontiers. Il céda à ses compagnons son droit de concourir à la souveraineté, soit par l’élection, soit par le sort, sous condition que lui et les siens vivraient sur le territoire de l’empire indépendants de toute obligation, sans que personne ait autorité sur eux ; qu’ils ne seraient tenus qu’à l’observation des lois anciennes et jouiraient de toute liberté n’y portant pas atteinte : il était aussi peu porté à commander qu’à être commandé.

Il est très porté à excuser les fautes des rois, parce que leur métier est des plus difficiles ; on leur cède en tout, ils n’ont même pas la satisfaction de la difficulté vaincue. — Le plus pénible et le plus difficile métier de ce monde est, suivant moi, d’être un roi digne de ce rang. J’excuse plus leurs fautes qu’on ne le fait généralement, parce que je considère l’énorme fardeau dont ils ont la charge et que j’en suis étonné. Il est difficile de conserver de la mesure dans l’exercice d’une puissance aussi démesurée, quoique ce soit un singulier encouragement à la vertu pour ceux mêmes qui ne sont pas parfaitement doués par la nature, que d’être dans une situation où tout ce que vous pouvez faire de bien est noté et enregistré, où tant de gens aspirent à participer au moindre de vos bienfaits, et où votre capacité, comme celle des prédicateurs, est soumise surtout à l’appréciation du peuple, mauvais juge en la matière, facile à tromper comme à contenter. Il est peu de choses sur lesquelles nous pouvons émettre un jugement sincère, parce qu’il en est peu auxquelles nous n’ayons de quelque façon un intérêt particulier. La supériorité et l’infériorité, le maître