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quelque membre ; me répétant qu’à celui qui ne rend pas à temps la vie qu’elle lui prête, la nature se fait d’ordinaire payer avec une bien rigoureuse usure. Et cependant, il s’en fallait tellement qu’à ce moment je fusse prêt pour ce départ que, depuis dix-huit mois ou à peu près que je suis en ce déplaisant état, je commence déjà à m’en accommoder ; je me fais à ces douleurs qui sont devenues les compagnes inséparables de mon existence, j’y trouve des sujets de consolation et d’espérance ; les hommes sont tellement acoquinés à leur misérable vie, qu’il n’est si rude condition qu’ils n’acceptent pour la conserver. Ecoutez Mécène : « Que je ne puisse faire usage de mes mains, de mes pieds, que je sois cul-dejatte, que j’aie perdu mes dents, qu’importe ! tout est bien, du moment que je vis encore. » — C’était de la part de Tamerlan masquer, sous les dehors d’une sotte humanité, la cruauté étrange dont il usait à l’égard des lépreux qu’il faisait mettre à mort, dès qu’il lui en était signalé, « afin, disait-il, de les délivrer de l’existence si pénible qu’ils menaient » ; comme si tous, sans exception, n’eussent pas préféré être trois fois lépreux et continuer à vivre. — Antisthène le cynique, étant fort malade, criait : « Qui me délivrera de mes maux ? » Diogène, qui était venu le voir, lui présenta un couteau, en lui disant : « Ceci et de suite, si tu le veux. — Je ne demande pas, répliqua Antisthène, à être délivré de la vie, mais seulement de mes maux. » — Les souffrances qui n’affectent que l’âme ont beaucoup moins de prise sur moi que sur la plupart des autres hommes : partie, par un effet de ma raison, le monde tenant certaines choses pour si horribles, qu’elles lui semblent à éviter même au prix de la vie, tandis qu’elles me sont à moi à peu près indifférentes ; partie, par un effet de ma constitution qui fait que je ne comprends pas les accidents et y demeure insensible, quand ils ne se manifestent pas par la douleur, disposition que je considère comme une des meilleures choses qui soient en moi. Pour ce qui est des souffrances auxquelles notre corps est réellement en butte et dont nous ne pouvons nous défendre, j’y suis excessivement sensible ; et pourtant, jadis, les envisageant d’un regard mal assuré, par trop sensible et amolli par l’effet d’une heureuse santé, dont il m’a été donné de jouir longtemps, et de la tranquillité que Dieu m’a accordée durant la plus grande partie de mon existence, je les avais, par la pensée, conçues si intolérables, qu’en vérité j’en avais plus de peur que je n’en ai ressenti de mal ; ce qui vient encore à l’appui de cette croyance que la plupart des facultés de l’âme, telles que nous en usons, apportent plus de trouble en notre vie qu’elles ne nous rendent service.

Je suis actuellement en proie à la pire de toutes les maladies, la plus soudaine, la plus douloureuse, la plus mortelle, celle pour laquelle les médecins sont le plus impuissants. J’en ai déjà subi cinq ou six accès bien longs et bien pénibles ; et cependant, ou je me flatte, ou je crois que, malgré tout, il est encore possible de les endurer pour celui dont l’âme est dégagée de la crainte de la mort