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présentent d’ouvrages aussi grandioses, aussi utiles et qui aient été d’exécution aussi difficile que cette route qui existe au Pérou, œuvre des rois du pays, qui va de la ville de Quito à celle de Cusco que sépare une distance de trois cents lieues. Elle est en droite ligne, plane, large de vingt-cinq pas, pavée, encadrée de chaque coté de hautes et belles murailles le long desquelles, à l’intérieur, coulent continuellement deux ruisseaux d’eau vive ; elle est bordée de beaux arbres, qu’on nomme molly. Là où, en la construisant, on s’est heurté à des montagnes ou à des rochers, on les a entaillés ou aplanis ; là où l’on a eu affaire à des bas-fonds, ils ont été comblés par de la maçonnerie. En fin de chaque journée de marche, sont de beaux bâtiments, renfermant des approvisionnements de vivres, de vêtements et d’armes, tant pour les voyageurs que pour les armées qui la suivent. Pour bien apprécier la valeur de cet ouvrage, il faut tenir compte de la difficulté vaincue qui a été particulièrement grande ; on y a fait emploi de pierres de taille, dont les moindres n’avaient pas moins de dix pieds de côté ; faute d’autres moyens de transport, il a fallu les charrier à force de bras ; pour les mettre en place, comme ils ne connaissaient pas l’art des échafaudages, on établissait simplement, contre les bâtiments que l’on élevait, des rampes en terre qu’on enlevait une fois le travail achevé.

Pour en revenir aux chars, ils étaient inconnus dans le nouveau monde. — Pour revenir à nos chars, c’était chose inconnue dans le nouveau monde ; on y suppléait, ainsi qu’à toute autre espèce de voitures, par des hommes qui vous portaient sur leurs épaules. — Le jour où le dernier roi du Pérou fut fait prisonnier, il était ainsi porté, au milieu du combat, sur des brancards d’or, assis sur un siège d’or. On voulait le prendre vivant, et, autant on tuait de ses porteurs pour le faire tomber, autant s’en trouvaient d’autres qui, rivalisant de zèle, prenaient la place des morts, si bien qu’on ne pu le jeter à bas, quelque carnage qu’on fit de ses gens, jusqu’à ce qu’un cavalier, se portant à lui, le saisit et le précipita à terre.

CHAPITRE VII.

Des inconvénients des grandeurs.

Qui connaît les grandeurs et leurs incommodités, peut les fuir sans beaucoup d’efforts ni grand mérite. — Puisque nous ne pouvons atteindre aux grandeurs, vengeons-nous en médisant d’elles ; d’ailleurs, ce n’est pas absolument médire d’une chose que d’y trouver des défauts ; il y en a dans tout, si beau, si désirable que ce soit. En général, les grandeurs ont cet avantage incontestable, qu’elles peuvent s’abaisser autant que cela plaît, et qu’il est loisible