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jamais ces âmes barbares qui, pour obtenir une information douteuse sur quelques vases d’or à piller, ne regardaient pas à faire griller sous leurs yeux un homme, bien plus, un roi si grand par ses mérites et sa situation. — Plus tard, celui-ci ayant tenté de s’affranchir par les armes de la longue captivité et de la sujétion en lesquelles on le tenait, ils le pendirent ; et sa fin, elle aussi, fut digne d’un prince magnanime.

Une autre fois, ils brùlèrent vifs, d’un seul coup, sur un même bûcher, quatre cent soixante individus, qui étaient simplement prisonniers de guerre ; quatre cents étaient gens du commun et soixante comptaient parmi les principaux seigneurs d’une même province. — C’est d’eux-mêmes que nous tenons ces détails, car non seulement ils les avouent, mais ils s’en vantent et les crient bien haut. Est-ce comme témoignage de leur justice ou par zèle pour la religion ? quoi qu’il en soit, ce sont des moyens tout autres que ceux qu’admet une si sainte cause, et elle les réprouve. Si ces barbares s’étaient proposé de propager notre foi, ils auraient considéré que ce n’est pas en s’emparant de territoires qu’elle s’étend, mais en prenant possession des hommes ; et ils se seraient bornés aux meurtres inévitables qu’entraîne la guerre, sans se livrer bénévolement à ces boucheries universelles comme il peut s’en pratiquer à l’égard de bêtes sauvages, poussées autant que le fer et le feu en donnent possibilité, n’épargnant de parti pris que ceux, en nombre suffisant, dont ils voulaient faire de misérables esclaves, pour le service et l’exploitation de leurs mines ; si bien que plusieurs de leurs chefs, déconsidérés et haïs de tous, ont été punis de mort, sur les lieux mêmes de leurs conquêtes, par ordre des rois de Castille, justement offensés par l’horreur de ces actes abominables. Dieu a permis avec justice que les produits de ces pillages en grand aient été engloutis par la mer pendant qu’on les transportait en Europe, ou dans des guerres intestines où ces brigands se sont dévorés les uns les autres ; la plupart ont péri sur place, sans tirer aucun fruit de leur victoire.

L’or par lui-même n’est pas une richesse, il ne le devient que s’il est mis en circulation. — Quant à ce qui, de ces trésors, est parvenu en Espagne, bien qu’entre les mains d’un prince bon et sage administrateur, les résultats qu’ils ont donnés, n’ont pas confirmé les espérances qu’en avaient conçues ses prédécesseurs, et que devait produire cette profusion de richesses d’abord rencontrées sur ce nouveau continent ; car, bien qu’encore ces résultats aient été considérables, ils ne sont rien auprès de ceux qu’on en pouvait attendre. Cette déception doit être attribuée à ce que l’usage de la monnaie était complètement inconnu dans ces contrées ; par suite tout leur or, ne servant que pour en faire montre et parade comme il arrive d’un objet mobilier qui se transmet de père en fils, se trouvait avoir été réuni entre les mains de quelques grands potentats qui en épuisaient complètement les mines pour en fabriquer cet immense monceau de vases et de statues employés à