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très fausse idée de toutes choses. De même qu’aujourd’hui, en raison de notre propre faiblesse et de notre décadence, nous sommes, bien à tort, portés à trouver que le monde a vieilli et périclité : « Notre âge n’a plus la même vigueur, ni la terre la même fécondité (Lucrèce) » ; ce même poète que je viens de citer, concluait, avec tout aussi peu de raison, en considérant la vigueur qu’il voyait aux esprits de son temps qui abondaient en nouveautés et inventions dans les arts de diverses sortes, que le monde était de création récente et encore en pleine jeunesse : « À mon avis, le monde n’est pas ancien ; il ne fait que de naître ; aussi voyons-nous que certains arts sont en progrès et se perfectionnent, notamment celui de la navigation qui se développe chaque jour davantage (Lucrèce). »

Un nouveau monde vient d’être découvert ; ses habitants sont de mœurs simples, dans les arts qu’ils connaissent ils ne le cèdent en rien à ce que nous pouvons produire. — Notre monde vient d’en découvrir un autre (et qui nous garantit que ce soit le dernier de ses frères, puisque les démons, les sibylles et nous en ignorions jusqu’ici l’existence ?), qui n’est pas moins grand, moins peuplé, moins organisé que le nôtre ; et cependant, il est si nouveau, si enfant, qu’on lui apprend son A, B, C, et qu’il n’y a pas cinquante ans, il ne connaissait ni lettres, ni poids, ni mesures, pas plus que l’art de se vêtir et pas davantage le blé et la vigne ; tout nu, encore sur les genoux de sa mère, il ne vivait que par sa nourrice. Si nous étions fondés à admettre que notre poète avait raison de dire que son siècle était en pleine jeunesse, et nous à conclure que notre monde avance vers sa fin, ce nouveau-né rayonnera alors que le nôtre sera sur son déclin et l’univers sera frappé d’hémiplégie ; une moitié de lui-même sera percluse, tandis que l’autre sera dans toute sa vigueur. Je crains bien toutefois que nous ayons très fort hâté le dépérissement et la ruine de ce dernier venu, pour être entré en communication avec lui, et que nous lui fassions payer cher nos idées et nos actes. C’était un monde dans l’enfance ; ne l’avons-nous pas fouetté et asservi à nos errements, en abusant de notre supériorité et des forces dont nous disposions ? En tout cas, nous ne l’avons ni gagné à nous par notre justice et notre bonté, ni subjugué par notre magnanimité. La plupart des réponses de ses habitants, dans les négociations engagées avec eux, témoignent qu’ils ne nous le cédaient en rien en fait d’esprit naturel et d’à propos. Ils ne nous sont pas davantage inférieurs sous le rapport de l’industrie, ainsi qu’en témoigne la merveilleuse magnificence des villes de Cusco et de Mexico, où se voyaient, entre autres choses surprenantes, le jardin du roi où tous les arbres, les fruits et les plantes étaient, avec une ressemblance parfaite, reproduits en or en vraie grandeur et disposés comme cela se voit dans tout autre jardin ; de même étaient reproduits de semblable façon, dans ses galeries, tous les animaux existant dans ses états ou vivant dans les mers qui les baignent ; nous en pou-