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pandre ; eux ont à donner, ou mieux à payer et à restituer à tant de gens suivant leurs services, qu’ils doivent être des dispensateurs loyaux et avisés. J’aimerais mieux qu’un prince fût avare, que de le voir d’une libéralité sans mesure ni discrétion.

La vertu qui doit prédominer chez un roi semble plutôt être la justice, et, de toutes les branches de la justice, celle qui doit accompagner la libéralité est celle qui se remarque le plus en eux, parce qu’ils se l’ont plus particulièrement réservée, tandis qu’ils exercent toutes les autres plutôt par des intermédiaires. Une largesse immodérée n’est pas faite pour leur valoir de la bienveillance, car elle leur aliène plus de gens qu’elle ne leur en gagne : « On peut d’autant moins être généreux, qu’on l’a plus été… Quelle folie de se mettre dans l’impuissance de faire longtemps ce qu’on fait avec plaisir (Cicéron) » ; la libéralité, pratiquée sans tenir compte du mérite, est une honte pour qui reçoit, il n’en a aucune gratitude. Des tyrans ont été sacrifiés à la haine du peuple par ceux-là mêmes qu’ils avaient injustement comblés de faveurs ; certaines catégories de gens, estimant qu’ils s’assurent la possession de biens indûment reçus, en montrant du mépris et de la haine pour ceux de qui ils les tiennent, se rallient au jugement et à l’opinion que la foule professe à l’égard de cette manière de faire.

Les sujets d’un prince qui donne avec excès, deviennent euxmêmes excessifs dans leurs demandes ; ils se règlent non d’après la raison, mais sur l’exemple qu’ils ont sous les yeux. Il est certain que bien souvent notre impudence devrait nous faire rougir ; nous sommes, en bonne justice, payés au delà de ce qui nous est dù quand la récompense égale le service ; ne devons-nous donc rien, en effet, à nos princes par suite de nos obligations naturelles ? S’ils prennent notre dépense à leur charge ils vont trop loin, c’est assez qu’ils nous viennent en aide ; le surplus s’appelle bienfait et nous ne sommes pas en droit de l’exiger, car le mot même de libéralité implique l’idée de liberté chez celui qui donne. À notre mode, on n’arrive jamais au bout ; ce qui est reçu ne compte plus, on n’aime que les libéralités à venir ; aussi, plus un prince s’épuise en donnant, plus il s’appauvrit en amis. Comment pourrait-il assouvir tous les appétits, qui vont croissant au fur et à mesure qu’il y satisfait ? Qui songe à prendre, ne pense plus à ce qu’il a pris ; la convoitise a l’ingratitude pour caractère essentiel.

L’exemple de Cyrus ne fera pas mal ici, pour servir aux rois de notre époque à distinguer quand leurs dons sont bien ou mal enployés ; il leur montrera combien, en les distribuant ainsi qu’il le faisait, ce souverain a eu la main plus heureuse qu’eux, qui, après avoir épuisé leurs ressources, en sont réduits à contracter des emprunts auprès de sujets qui leur sont inconnus, et à demander à ceux auxquels ils ont fait du mal, plutôt qu’à ceux qu’ils ont obligés, une aide, qui, en la circonstance, n’a de gratuit que le nom. Crésus reprochait à Cyrus ses largesses, et calculait à com-