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magnificence de notre reine Catherine se sont manifestées ; et c’est un grand déplaisir pour moi, que la construction du beau PontNeuf, dont notre grande ville lui est redevable, ait été interrompu, et de ne pouvoir, avant de mourir, espérer le voir achevé.

Il semble aux sujets, spectateurs des triomphes que se ménagent ainsi leurs rois, que c’est leur propre richesse qu’on étale sous leurs yeux et que c’est eux qui font les frais des fêtes qu’on leur donne ; d’autant que les peuples pensent volontiers de leurs maîtres, ce que nous pensons de nos valets, qu’ils doivent mettre leur soin à ce que nous avons en abondance tout ce qui nous est nécessaire, mais sans prétendre en avoir leur part. C’est ce qui explique ce mot de l’empereur Galba qui, satisfait du plaisir que lui avait causé un musicien pendant son souper, s’étant fait apporter sa cassette particulière et y ayant pris une poignée d’écus, la lui donna en disant : « Cela est à moi, et ne provient pas du trésor public. » Toujours est-il que le plus souvent le peuple a raison, et que c’est de ce avec quoi il devrait se nourrir, qu’on satisfait ses regards.

Un roi, en effet, ne possède ou ne doit posséder rien en propre ; une sage économie doit présider à ses libéralités, d’autant que, quoi qu’il fasse, il lui sera toujours impossible de satisfaire l’avidité de ses sujets. — La libéralité, de la part d’un souverain, n’a même pas grand mérite ; les particuliers qui la pratiquent, en ont davantage parce que, de fait, un roi ne possède rien en propre et se doit lui-même aux autres : l’administration n’est pas créée pour le bien de l’administrateur, mais pour celui de l’administré ; un supérieur n’est jamais institué pour le bénéfice que cela lui donne, mais pour le profit que l’inférieur doit en retirer ; le médecin est fait pour le malade et non pour luimiême ; toute magistrature, tout art existant le sont dans un intérêt autre que le leur : « Nul art n’est confiné en lui-même (Cicéron). » Aussi les gouverneurs des princes qui, dans leur enfance, s’évertuent à leur inculquer des idées de largesses et leur prêchent qu’ils ne doivent pas savoir refuser et qu’ils ne sauraient faire meilleur emploi de ce qu’ils ont que de le donner (éducation qui, de mon temps, a été fort en crédit), ont plus en vue leur intérêt que celui de leur maître, ou comprennent mal leurs devoirs étant donné à qui ils parlent. Il est trop aisé de pousser à la libéralité celui qui est à même de la pratiquer, comme il l’entend, aux dépens d’autrui ; et, comme on lui en sait gré, non d’après la valeur du présent qu’il fait, mais d’après les moyens qu’il a de le faire, elle arrive à devenir sans effet en des mains si puissantes ; ils sont prodigues et on ne les tient même pas pour généreux. C’est pour cela que la libéralité n’est pas une vertu de premier ordre d’entre celles que devrait posséder un roi ; c’est la seule, conime dit Denys le tyran, qui s’allie bien à la tyrannie elle-même. À ces princes j’enseignerais plutôt ce proverbe d’un laboureur de l’antiquité : « Qui veut tirer profit de sa semence, doit semer avec la main, et non verser à même du sac (Plutarque) » ; il faut épandre le grain et non le ré-