Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/298

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amis et ennemis, d’vne façon, qui encourageoit les vns, et signifioit à aux autres, qu’il estoit pour vendre bien cher son sang et sa vie, qui essayeroit de la luy oster, et se sauuerent ainsi : car volontiers on n’attaque pas ceux-cy, on court apres les effraiez. Voylà le tesmoignage de ce grand capitaine qui nous apprend ce que nous essaions tous les iours, qu’il n’est rien qui nous iette tant aux dangers, qu’vne faim inconsideree de nous en mettre hors. Quo timoris minus est, eo minus fermé periculi est. Nostre peuple a tort, de dire, celuy-là craint la mort, quand il veut exprimer, qu’il y songe, et qu’il la preuoit. La preuoyance conuient egallement à ce qui nous touche en bien, et en mal. Considerer et iuger le danger, est aucunement le rebours de s’en estonner. Ie ne me sens pas assez fort pour soustenir le coup, et l’impetuosité, de cette passion de la peur, ny d’autre vehemente. Si i’en estois vn coup vaincu, et atterré, ie ne m’en releuerois iamais bien entier. Qui auroit faict perdre pied à mon ame, ne la remettroit iamais droicte en sa place. Elle se retaste et recherche trop vifuement et profondement. Et pourtant, ne lairroit iamais ressoudre et consolider la playe qui l’auroit percee. Il m’a bien pris qu’aucune maladie ne me l’ayt encore desmise. À chasque charge qui me vient, ie me presente et oppose, en mon haut appareil. Ainsi la premiere qui m’emporteroit, me mettroit sans ressource. Ie n’en fais point à deux. Par quelque endroict que le rauage faucast ma leuee, me voyla ouuert, et noyé sans remede. Epicurus dit, que le sage ne peut iamais passer à vn estat contraire. l’ay quelque opinion de l’enuers de cette sentence ; que qui aura esté vne fois bien fol, ne sera nulle autre fois bien sage. Dieu me donne le froid selon la robe, et me donne les passions selon le moyen que l’ay de les soustenir. Nature m’ayant descouuert d’vn costé, m’a couuert de l’autre m’ayant desarmé de force, m’a armé d’insensibilité, et d’vne apprehension reglee, ou mousse.Or ie ne s puis souffrir long temps, et les souffrois plus difficilement en ieunesse, ny coche, ny littiere, ny bateau, et hay toute autre voiture que de cheual, en la ville, et aux champs. Mais ie puis souffrir la lictiere, moins qu’vn coche et par mesme raison, plus aisement vne agitation rude sur l’eau, d’où se produict la peur, que le mouuement qui se sent en temps calme. Par cette legere secousse, que les auirons donnent, desrobant le vaisseau soubs nous, ie me sens brouiller, ie ne seay comment, la teste et l’estomach : comme ie ne