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est le seul point en lui qui me semble, par son exagération, prêter à la critique ; et je ne souhaiterais pas pour moi-même être en cela porté à l’imiter à ce même degré.

Scipion Émilien pourrait lui être comparé ; ce qu’on peut dire d’Alcibiade. — Scipion Emilien, s’il avait eu une fin aussi héroïque et superbe que la sienne et une connaissance aussi approfondie et universelle des sciences que celle qu’Epaminondas possédait, est le seul homme qui eût pu entrer en balance avec lui. Combien je regrette que le parallèle établi par Plutarque, dans lequel il jugeait comparativement les deux vies précisément les plus nobles dont il se soit occupé, celles de ces deux personnages qui, d’une voix unanime, furent, l’un le premier des Grecs, l’autre le premier des Romains, soit des premiers d’entre ceux qui ne sont pas parvenus jusqu’à nous ! Quel magnifique sujet et quel metteur en œuvre sans pareil !

Pour un homme qu’on ne saurait mettre au rang de ces exceptions, mais qui est de ceux que nous disons être des hommes honorables, dont les mœurs ont été convenables sans rien offrir d’extraordinaire, bien doué, sans être d’un génic transcendant, la vie d’Alcibiade, tout bien considéré, me semble, d’entre celles que je connais, la plus riche de celles vécues en ce monde, comme on dit communément, par les phases remarquables et des plus enviables qu’elle a présentées.

Bonté, équité et humanité d’Epaminondas. — Pour témoigner de l’excellence d’Epaminondas, j’indiquerai encore ici quelques-unes de ses mauières de voir. La plus grande satisfaction de toute sa vie a été, d’après lui-même, le plaisir que par lui son père et sa mère ont éprouvé de sa victoire de Leuctres ; il est particulièrement touchant de le voir mettre leur contentement au-dessus de celui que lui-même devait si justement et si complètement ressentir d’un haut fait aussi glorieux. — « Il ne croyait pas permis, même pour rendre la liberté à son pays, de mettre à mort quelqu’un sans l’avoir au préalable mis en jugement » ; c’est ce qui fit qu’il se montra si peu empressé à se joindre à Pélopidas, son ami, dans la conjuration ourdie pour la délivrance de Thèbes. — Il estimait encore que « dans une bataille il fallait éviter de se rencontrer avec un ami qui se trouverait dans les rangs opposés, et l’épargner » — Son humanité à l’égard des ennemis eux-mêmes le rendit suspect aux Béotiens, lorsque, ayant, par miracle, contraint les Lacédémoniens à lui ouvrir les défilés qui, près de Corinthe, ferment l’entrée de la Morée et qu’ils avaient entrepris de défendre, il s’était contenté de leur passer sur le corps, sans les poursuivre à outrance. Pour ce fait, il fut déposé de sa charge de capitaine-général : révocation qui l’honore au plus haut point en raison de la cause qui l’a amenée, si bien que ceux qui l’avaient prononcée, eurent la honte de se trouver dans l’obligation de le replacer dans ces fonctions, reconnaissant que de lui dépendaient leur salut et leur gloire, la victoire le suivant comme son ombre -