Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/287

Cette page n’a pas encore été corrigée

abuse pas. Elle prêche d’en user modérément et non de les fuir ; ses efforts tendent à nous détourner de celles qui sont contre nature ou qui, tout en en procédant, sont abàtardies. Elle dit que l’esprit ne doit pas intervenir pour accroitre nos besoins physiques, et nous avertit, avec juste raison, de ne pas éveiller notre faim par des excès, de[1] ne pas vouloir que nous gorger au lieu de nous borner à nous nourrir, comme aussi d’éviter toute jouissance qui nous met en appétit et toutes viandes et boissons qui nous affament et nous altèrent. De même, en ce qui concerne l’amour, elle nous invite à ne nous y donner que pour la satisfaction de nos besoins physiques et faire que l’âme n’en soit pas troublée, parce que cela ne la regarde pas et qu’elle n’a simplement qu’à suivre et à assister le corps. Mais ne suis-je pas dans le vrai quand j’estime que ces préceptes, que je considère pourtant comme un peu excessifs, visent un corps en état de bien remplir son rôle ; et que, pour un corps débilité comme pour un estomac délabré, il est excusable. de le réchauffer et de le soutenir par des procédés artificiels, et de recourir à l’imagination pour lui rendre l’appétit et l’allégresse que de lui-même il ne possède plus ?

Dans l’usage des plaisirs le corps et l’âme doivent s’entendre et y participer chacun dans la mesure où il le peut, ainsi que cela se produit dans la douleur. — Ne pouvons-nous pas dire que tant que nous demeurons en cette prison terrestre, il n’y a rien en nous qui affecte exclusivement soit le corps, soit l’âme ; que c’est bien à tort que, par cette distinction, nous démembrons l’homme tout vif, et qu’il semble rationnel que nous ressentions le plaisir aussi bien au moins que nous ressentons la souffrance ? — Ainsi, par exemple, la douleur causée par leurs péchés, grâce à l’esprit de pénitence qui les pénétrait, était ressentie par l’âme des saints avec une intensité qui les amenait à la perfection ; et, en raison de l’union intime existant entre elle et le corps, cette douleur affectait naturellement celui-ci, bien qu’il eût peu de part à ce qui la produisait. Mais ils ne se contentaient pas de ce qu’il se bornat simplement à suivre et à assister l’âme dans ses souffrances, ils le soumettaient lui aussi à des tourments atroces s’attaquant à lui personnellement, afin que tous deux, le corps comme l’âme, rivalisant entre eux, plongeassent l’homme dans la douleur qu’ils estimaient d’autant plus salutaire qu’elle était plus aiguë. — Ici, dans le cas des plaisirs sensuels, n’y a-t-il pas injustice à faire que l’âme s’en désintéresse et à dire qu’il faut qu’elle soit entraînée à y participer, comme s’il s’agissait de quelque obligation servile imposée par la nécessité ? N’est-ce pas plutôt à elle de les concevoir et de les préparer, puis y conviant le corps, à y assister et à en conserver la direction, comme il lui appartient également, à mon avis, quand il s’agit de plaisirs qui lui sont propres, d’en inspirer et infuser au corps la sensation dans la mesure où il est capable de l’éprouver, et de s’étudier à ce qu’ils lui soient doux et salutaires. On a raison de dire que le corps ne doit pas

  1. *