Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/283

Cette page n’a pas encore été corrigée

qui parfois se sont rendues, alors que leur réputation était intacte, à des conditions qu’elles eussent souffert, sans trop de difficulté, que leur vainqueur n’observât pas. Plus d’une fois, dans l’intérêt de leur honneur, il m’est arrivé de renoncer au plaisir au moment où il eût été le plus grand ; et, quand la raison me le commandait, je les ai défendues contre moi-même, si bien qu’en s’en remettant franchement à moi, leurs intérêts se trouvaient plus sûrement et plus sévèrement sauvegardés que si elles avaient suivi leurs propres inspirations. J’ai, autant que j’ai pu, assumé sur moi seul, pour les leur épargner, les risques de nos rendez-vous, et ai toujours organisé nos partics inopinément et dans des conditions plutôt incommodes ; et cela, pour moins éveiller les soupçons et aussi pour nous heurter, à mon avis, à moins de difficultés, parce qu’en pareil cas, c’est par où l’on se croit le plus en sûreté qu’on est le plus souvent pris ; on observe et on gêne moins ce qui ne semble pas à craindre ; on peut oser plus facilement ce que les gens ne supposent pas que vous oserez et qui devient facile par sa difficulté même. Jamais homme, dans ces rapports, n’évita avec plus de soin de faire courir à la femme risque de maternité. — C’est là une façon d’aimer des plus correctes, mais bien ridicule à notre époque et peu pratiquée ; personne ne le sait mieux que moi ; et cependant je ne me repens pas d’avoir agi ainsi, quoique je n’aie fait qu’y perdre. Aujourd’hui que « le tableau votif que j’ai appendu aux murs du temple de Neptune, indique à tous que j’ai consacré à ce dieu mes vétements encore tout mouillés du naufrage (Horace) », autrement dit, qu’après bien des traverses je suis débarrassé de cette dangereuse passion, je puis en parler ouvertement. À quelqu’un autre qui s’exprimerait comme je le fais, peut-être répondrais-je Mon ami, tu rêves ; l’amour de ton temps ne se croyait pas tenu à beaucoup de bonne foi et de loyauté ; « si tu prétends l’assujettir à des règles, c’est que tu veux marier la folie avec la raison (Térence). » Il n’est pas moins vrai qu’à l’encontre de cette appréciation, si j’avais à recommencer, je me conduirais certainement comme je l’ai fait, suivant la même marche, bien que le résultat n’ait guère été fructueux ; l’insuffisance et la sottise sont en effet louables dans une action qui ne l’est pas, et autant je m’éloigne en cela des idées prédominantes, autant j’abonde dans les miennes.

Même dans ses transports les plus vifs, il conservait sa raison ; tant qu’on reste maître de soi et que ses forces ne sont point altérées, on peut s’abandonner à l’amour. — Au surplus, dans ces marchés, je ne me livrais pas complètement ; j’y cherchais le plaisir, mais ne m’y oubliais pas ; je conservais intact, dans l’intérêt de ma compagne du moment comme dans le mien, le peu de réflexion et de discernement que je tiens de la nature ; j’éprouvais de l’émotion, mais ne me perdais pas dans le rêve. — Ma conscience allait bien jusqu’à la débauche, au déréglement de mœurs, mais jamais jusqu’à l’ingratitude, la trahison, la méchanceté, la cruauté. Je n’achetais pas à tout prix le plaisir que