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fini avec ceux-ci, nous nous attaquerons aux autres, si nous croyons nécessaire de les combattre ; car il y a danger à ce que nous nous imaginions des devoirs nouveaux, pour excuser la négligence que nous apportons à remplir ceux que nous avons naturellement et arriver à faire confusion entre eux. C’est ainsi qu’on voit dans les contrées où les fautes sont des crimes, les crimes n’être que des fautes ; et, chez les nations où les lois de la bienséance ne sont qu’en petit nombre et peu observées, celles plus primitives, émanant du bon sens, être mieux pratiquées. La multitude innombrable de devoirs aussi multipliés réclame une telle attention, que nous en arrivons à les négliger et à les perdre de vue ; trop d’application pour les choses sans importance, nous détourne de celles qui[1] en ont davantage. Que ces hommes, qui voient les choses superficiellement, ont donc une route facile comparée à la nôtre ! Toutes ces conventions ne sont que des ombrages derrière lesquels nous nous abritons et qui servent à régler nos comptes entre nous. Mais elles ne nous permettent pas de nous libérer, elles ne font au contraire que grever notre dette envers ce grand juge qui, rejetant les draperies et les haillons qui dérobent à la vue nos parties honteuses, n’hésite pas à nous examiner de toutes parts, jusque et y compris nos méfaits les plus intimes et les plus secrets ; si, au moins, notre prétendue décence à l’égard de notre pudeur virginale avait ce côté utile de nous préserver de nous voir ainsi mis à nu ! Aussi celui qui ferait perdre à l’homme la niaiserie qui lui fait apporter cette si scrupuleuse superstition dans l’emploi de certains mots, ne causerait-il pas grand préjudice au monde. Notre vie est faite partie de folie, partie de circonspection ; qui ne traite que de ce qui est considéré comme convenable et régulier, en laisse de côté plus de la moitié. — Ce que je dis là n’est pas pour m’excuser ; si je m’excusais de quelque chose, ce serait des excuses qu’il a pu m’arriver de présenter plutôt que de mes fautes proprement dites ; ce sont des explications que je donne à ceux d’idées opposées aux miennes et qui sont en plus grand nombre que ceux qui peuvent penser comme moi. Par égard pour eux, car je désire contenter tout le monde, ce qui est à la vérité[2] fort difficile, « parce qu’il y n’a pas un seul homme qui puisse se conformer à cette si grande variété de mœurs, de jugement et de volonté (Q. Cicéron) », j’ajouterai qu’ils ne doivent pas me reprocher les citations que je fais d’autorités reçues et approuvées depuis des siècles. Ce n’est pas une raison, en effet, parce que je m’écarte des règles admises, pour qu’ils me refusent la tolérance dont jouissent, même de notre temps, chez nous, jusqu’à des personnes d’état ecclésiastique des plus en vue, ainsi qu’en témoignent, parmi tant d’autres, les deux exemples que voici : « Que je meure, si l’orifice par lequel j’ai accès en toi, n’est pas pour moi la source de toutes les voluptés (Théodore de Bèze). » — « Le membre viril d’un ami la contente toujours, et toujours reçoit bon accueil (Saint-Gelais). » — J’aime la décence, et ce n’est pas de propos délibéré, qu’en écrivant, j’emploie des ex-

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