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nécessairement que c’est toujours là qu’elles en arrivent ; leur détermination est vite prise, puisque les conséquences sont les mêmes ; et une fois le pas franchi, croyez bien qu’elles sont tout flamme : « La luxure est comme une bête féroce qui s’irrite de ses chaînes et ne s’en échappe qu’avec plus de fureur (Tite-Live). » Il faudrait qu’on leur lâchât un peu les rênes : « J’ai vu naguère un cheval rebelle au frein, lutter de la bouche et s’élancer comme la foudre (Ovide). » Par un peu de liberté, on rend moins ardent le désir d’avoir de la compagnie.[1] Eux et nous, courons à peu près les mêmes risques : eux par trop de contrainte, nous par trop de licence. — C’est un heureux usage chez nous, que nos enfants soient admis dans de bonnes maisons, pour y être élevés et dressés en qualité de pages comme dans une école de noblesse ; c’est même un acte réputé peu courtois et blessant que de ne pas satisfaire à une demande de cette nature faite pour un gentilhomme. J’ai constaté également (car autant de maisons, autant de genres et de procédés différents) que des dames qui ont voulu imposer aux filles de leur suite certaine austérité de conduite, n’ont pas eu beaucoup à se louer du résultat de leurs efforts ; il faut à cela apporter de la modération et s’en remettre pour une bonne part à la discrétion de chacune, car, quoi qu’on fasse, aucune règle de discipline ne peut arriver à les brider sous tous rapports ; mais il est bien vrai que celle qui, livrée à ellemême, s’en tire sans encourir de dommages, doit inspirer bien plus de confiance que celle qui sort sans tache, d’une école où elle était prisonnière et gardée sévèrement.

Il est de l’intérêt de la femme d’être modeste et d’avoir de la retenue, même lorsqu’elles ne sont pas sages. — Nos pères inspiraient à leurs filles d’éprouver de la honte et de la crainte (elles n’en avaient pas moins de désirs et de courage, ce sont là choses qui ne varient pas en elles) ; nous, nous les dressons à avoir de l’assurance ; et, en cela, nous ne sommes pas dans le vrai. Notre façon de faire convient aux femmes Sarmates, qui ne pouvaient coucher avec un homme que lorsque à la guerre elles en avaient tué un autre de leurs propres mains. Pour moi, qui ne puis plus avoir action sur elles que par l’attention qu’elles veulent bien me prêter, je me borne à leur faire entendre, si elles me les demandent, les conseils que, de par le privilège de mon âge, je suis à même de leur donner. Je leur prêche donc l’abstinence, à elles comme à nous ; et, si ce siècle en est trop ennemi, qu’au moins elles y mettent de la discrétion et de la modestie, car, ainsi que le porte la réplique d’Aristippe, contée dans la vie de ce philosophe et faite par lui à des jeunes gens qui rougissaient de le voir entrer chez une courtisane : « Le vice n’est pas d’y entrer, mais de n’en pas sortir. » Il faut que celle qui ne prend pas à cœur de sauvegarder sa conscience sauvegarde au moins sa réputation ; si au fond cela ne vaut guère mieux, du moins l’apparence est sauve.

La nature d’ailleurs les a faites pour se refuser en apparence, bien qu’elles soient toujours prêtes ; par ces refus

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