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un être qui ne se donnait qu’en songe. — Je dis pareillement que c’est aimer un corps sans âme[1] ou privé de sentiment, que d’en aimer un qui ne soit pas consentant ou ne vous désire pas. Toutes les jouissances ne sont pas unes ; il en est d’étiques et de languissantes. Mille autres causes que la bienveillance de la femme à notre égard peuvent faire qu’elle se donne à nous ; ce n’est pas là, par soi-même, un témoignage d’affection. Là comme ailleurs, il peut y avoir une arrière-pensée ; parfois, elle se borne à se laisser faire, « aussi impassible que si elle préparait le vin et l’encens du sacrifice…, vous diriez qu’elle est absente ou de marbre (Martial) ». J’en connais qui préfèrent prêter leur personne que leur voiture, c’est même la seule chose qu’elles soient disposées à prêter. Il peut encore se faire que votre compagnie plaise, en vue d’une idée autre que le désir de vous appartenir, ou encore comme lui plairait la compagnie d’un gros garçon d’étable. Il y a aussi à considérer à qquel prix vous avez part à ses faveurs : « Si elle se donne à vous seul, et marque ce jour-là d’une pierre blanche (Tibulle) » ; ou si mangeant votre pain, elle l’assaisonne d’une sauce que son imagination lui rend plus agréable : « C’est vous qu’elle presse dans ses bras et c’est pour un autre qu’elle soupire (Tibulle). » N’avons-nous pas été jusqu’à voir quelqu’un, de nos jours, recourir à cet acte pour satisfaire une horrible vengeance et tuer, en l’empoisonnant, une honnête femme pour que dans ses embrassements avec son ennemi elle lui communique la mort ? cela est pourtant arrivé !

Les femmes sont plus belles et les hommes ont plus d’esprit en Italie qu’en France, mais nous avons autant de sujets d’élite que les Italiens ; chez eux, la femme mariée est trop étroitement tenue. — Ceux qui connaissent l’Italie, ne s’étonneront jamais si, pour ce sujet, je ne vais pas chercher d’exemples ailleurs, parce qu’en cette matière cette nation l’emporte sur le reste du monde. — Dans ce pays, les belles femmes sont plus communes et il y en a moins de laides que chez nous ; mais j’estime que nous allons de pair avec eux pour ce qui est des beautés assez rares approchant de la perfection. Il en est de même des gens d’esprit ils en ont incontestablement beaucoup plus que nous, la bêtise y est sans comparaison plus rare ; mais, en fait de natures d’élite se distinguant d’une façon particulière, nous n’avons rien à leur envier. Si j’avais à étendre ce parallèle, il me semble que je serais fondé à dire que, sous le rapport de la vaillance, la situation est inverse comparée à ce qu’elle est chez eux, cette vertu est chez nous en quelque sorte innée et répandue dans toutes les classes de la société ; mais on la trouve parfois chez certains d’entre eux portée à un tel degré d’abnégation et de vigueur, qu’elle surpasse les plus beaux spécimens que nous en ayons.

Chez eux, le mariage pèche en ce que leurs mœurs imposent aux femmes une loi si sévère, les assujettit tellement, que le moindre rapport avec un étranger constitue une faute capitale présentant autant de gravité que les relations les plus intimes ; il en résulte

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