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pour ne pas s’en rassasier, ne pas éteindre ni alanguir par la jouissance l’ardeur inquiète dont il se glorifiait et se délectait.

La coutume d’embrasser les femmes lorsqu’on les salue lui déplaît ; c’est profaner le baiser, les hommes euxmêmes n’y gagnent pas. — Un haut prix ajoute à la qualité des choses : voyez combien, chez nous, la forme, toute spéciale à notre nation, que nous donnons à nos salutations, déprécie, par la facilité avec laquelle nous les prodiguons, la grâce du baiser qui les accompagne et dont, au dire de Socrate, la puissance est si grande et si dangereuse pour s’emparer de nos cœurs. C’est une coutume déplaisante et injurieuse pour nos dames, d’avoir à présenter leurs lèvres à quiconque mène trois valets à sa suite, si mal plaisant qu’il soit, « à tel qui a un nez de chien, d’où pendent des glaçons livides dont sa barbe est engluée ; j’aimerais cent fois mieux lui baiser le derrière (Martial) ». Nous-mêmes n’y gagnons guère, car à la manière dont le monde est réparti, pour trois belles à embrasser, il nous faut en embrasser cinquante laides ; et pour un estomac sensible, comnic l’ont les gens de mon âge, un mauvais baiser est bien loin d’être compensé par un bon.

Il approuve que même avec des courtisanes, on cherche à gagner leur affection, pour ne pas avoir que leur corps. seulement. — En Italie, même les femmes qui se donnent au premier venu qui les paie, on ne les approche qu’avec déférence et en les entourant d’attentions. On dit à cela « qu’il y a des degrés dans la jouissance qu’on peut éprouver avec une femme ; que ces attentions ont pour objet d’obtenir d’elles qu’elles se donnent le plus entièrement possible parce que, quand elles se vendent, elles ne vendent que leur corps, et que leur volonté, qui conserve toute sa liberté et dont elles ne cessent de disposer, demeure forcément en dehors du marché ». C’est cette volonté que l’on cherche ainsi à gagner, et on a raison ; il importe de se la concilier et on ne peut y arriver que par des prévenances. — L’idée de penser que je puisse posséder un corps dont je n’ai pas l’affection, me fait horreur ; il me semble que c’est commettre là un acte de frénésie analogue à celui de ce garçon qui se polluait par amour pour cette belle statue de Vénus, sortie du ciseau de Praxitèle ; ou de cet Egyptien forcené, souillant le cadavre d’une morte qu’il avait charge d’embaumer et de mettre dans le linceul ; ce qui donna lieu à la loi, édictée depuis en Égypte, prescrivant de ne remettre que trois jours après leur mort, aux mains de ceux chargés de les inhumer, les corps des femmes qui étaient jeunes et belles ou de bonne famille. — Périandre fit quelque chose de plus étonnant encore il continua à Mélissa sa femme, alors qu’elle était morte, ses marques d’affection conjugale (qui plus légitime, cut dû être plus contenue), allant jusqu’à entrer en jouissance d’elle. — La lune n’obéit-elle pas à une idée vraiment lunatique, quand, ne pouvant jouir autrement d’Endymion son favori, elle le tint endormi pendant plusieurs mois, pour avoir toute latitude de se repaître de la jouissance qu’elle pouvait ressentir avec