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« désertant par un exil volontaire leur demeure et leur doux intérieur (Virgile) » ; ils la dérobent à la vue des autres et évitent la santé et l’allégresse comme autant de choses contraires et qui peuvent être nuisibles. Des sectes, et même des peuples entiers maudissent leur naissance et bénissent leur mort ; il en est qui ont le soleil en abomination et adorent les ténèbres. Nous ne sommes ingénieux qu’à nous malmener ; c’est à cela surtout que nous appliquons toutes les ressources de notre esprit, qui est un bien dangereux instrument de déréglement : Les malheureux ! ils se font un crime de leurs joies (Pseudo-Gallus). » Hé ! pauvre homme ! tu as bien assez d’incommodités que tu es obligé de subir, sans les accroître encore par tes inventions ! Ta condition est assez misérable, sans que tu t’ingénies à l’être encore davantage ! Tu as en quantité bien suffisante des laideurs réelles, portant sur des points essentiels ; inutile de t’en forger d’imaginaires ! Te trouves-tu donc trop à l’aise, que tu te plaignes de la moitié de cette aise ? Penses-tu que pour satisfaire à tous les devoirs qui te sont d’obligation et que tu tiens de la nature, il faille t’en créer de nouveaux, sans quoi elle serait en défaut et oisive en toi ! Tu ne crains pas d’offenser ses lois qui sont universelles et sur lesquelles le doute n’est pas possible, et tu te piques d’observer les tiennes qui sont fantasques et dictées par des préjugés, t’y appliquant d’autant plus qu’elles sont plus particulières, incertaines et controversées ; les ordonnances spéciales à ta paroisse t’occupent et t’attachent, celles du monde ne te touchent point. Conduis-toi donc un peu suivant les considérations que je t’indique, c’est là toute ta vie.

Parler discrètement de l’amour, comme l’ont fait Lucrèce et Virgile, c’est lui donner plus de piquant. — Les vers de nos deux poètes traitant de la sorte avec retenue et discrétion de la lascivité, me paraissent la mettre à jour et l’éclairer de tons qui la font ressortir mieux encore. Les dames ne se couvrent-elles pas les seins d’une gaze ? les prêtres ne mettent-ils pas à l’abri des regards certains objets sacrés ? les peintres ne donnent-ils pas du relief à leurs tableaux par les ombres qu’ils y disposent, et ne dit-on pas que le soleil et le vent se font sentir davantage par réflexion, que lorsqu’ils nous arrivent directement ? — C’était une sage réponse que celle faite par cet Egyptien à quelqu’un qui lui disait : « Que portes-tu là, caché sous ton manteau ? » et auquel il répondait : « Si je le cache sous mon manteau, c’est pour que tu ne saches pas ce que c’est ! » mais il est certaines autres choses qu’on ne cache que pour mieux les faire remarquer. Ovide y met moins de façon ; aussi, quand il dit : « Et, toute nue, je la pressai sur mon sein », il est par trop cru et cela me laisse aussi insensible que si j’étais privé de virilité. Martial retroussant sa Vénus autant qu’il lui plaît, n’arrive pas davantage à nous la présenter au même degré dans la plénitude de ses attraits ; qui dit tout, nous soûle et nous dégoûte. Celui qui, au contraire, regarde à s’exprimer, nous porte à en penser plus qu’il n’y en a ; c’est là un genre de modestie qui tient de la traîtrise ;