Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/259

Cette page n’a pas encore été corrigée

lices et nos sécrétions avoir, dans notre organisme, le même siège ; notre suprême volonté nous occasionner des transes, nous arracher des plaintes comme fait la douleur, je crois que Platon est dans le vrai quand il dit que l’homme a été créé par les dieux pour leur servir de jouet : « Cruelle manière de se jouer (Claudien) ! » et que c’est pour se moquer, que la nature nous a laissé cette faculté qui, de toutes nos actions, constitue celle où nous agissons le plus à l’aveugle et qui est dans les moyens de tous ; elle a voulu, par là, ravaler au même niveau les fous et les sages, nous et les bêtes. Quand je me représente l’homme le plus contemplatif, le plus prudent, passant par cet état, je le tiens pour un effronté de se prélendre un être prudent et contemplatif ; ce sont les pieds du paon qui rabattent son orgueil. — « Qu’est-ce qui empêche de dire la vérité en riant (Horace) ? » Ceux qui n’admettent pas qu’on puisse émettre des idées sérieuses en se jouant, font, dit quelqu’un, comme celui qui hésite à adorer la statue d’un saint si elle lui apparaît sans être vêtue des pieds à la tête. À la vérité, nous mangeons et buvons comme font les animaux, et cela n’entrave en rien les fonctions de notre âme, ce qui fait que dans ces actes, nous conservons notre supériorité sur eux ; mais, dans l’accomplissement de l’acte vénérien, toute pensée autre cesse d’exister, son impérieuse tyrannie fait que, sans en avoir conscience, toute la théologie, toute la philosophie qui sont en Platon, ne sont plus que bêtises, sans portée aucune, et nous ne nous en plaignons pas. En toutes autres choses, on peut conserver quelque décence et des règles ont pu être posées pour sauvegarder la pudeur ; ici, on ne peut seulement pas en imaginer, si ce n’est de vicieuses ou de ridicules. Essayez donc de trouver un procédé sage et discret pour y satisfaire. Alexandre disait que c’était surtout par cela et le sommeil qu’il se reconnaissait appartenir à la race des mortels. Le sommeil assoupit et suspend les facultés de l’âme ; ce travail les absorbe et les dissipe également, C’est certainement une marque, non seulement de notre corruption et de notre orgueil, mais aussi de notre vanité et d’un vice de conformation.

D’autre part, pourquoi regarder comme honteuse une action si utile et commandée par la nature ? On se cache et on se confine pour construire un homme, pour le détruire on recherche le grand jour et de vastes étendues. — D’un côté la nature nous pousse à cette union des sexes, attachant au désir que nous en avons, la plus noble, la plus utile et la plus agréable de toutes ses fonctions ; d’autre part, elle nous fait la taxer de manque de respect, la fuir comme déshonnête, en rougir et en recommander l’abstinence. Sommes-nous assez brutes de qualifier de brutal un acte auquel nous devons l’existence ! Les peuples se sont rencontrés dans certaines de leurs pratiques religieuses, telles que les sacrifices, l’emploi de luminaires, de l’encens, le jeune, les offrandes et aussi la prohibition de cet acte ; c’est un point sur lequel toutes les religions sont d’accord, sans parler de