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auxquels ils ont recours, les accentuent et fixent leur signification et leur usage ; ils font admettre des tournures de phrase nouvelles et tout cela avec prudence et à propos. Mais à combien peu est-il donné qu’il en soit ainsi ! on peut en juger par nombre d’écrivains français de ce siècle. Ils sont assez hardis et dédaigneux du passé, pour ne pas suivre la voie commune, mais leur peu d’invention et de discrétion les perd ; on ne voit chez eux qu’une affectation assez misérable pour ce qui est étrange, des circonlocutions froides et absurdes qui, au lieu de relever le sujet, le rabaissent ; pourvu qu’ils produisent quelque nouveauté qui leur fournisse de quoi s’applaudir, peu leur importe son plus ou moins de justesse ; pour la satisfaction de produire un mot nouveau, ils cessent de se servir de ceux employés d’habitude, qui souvent ont plus de force et d’énergie.

La langue française se prête mal, en l’état, à rendre les idées dont l’expression comporte de l’originalité et de la vigueur ; mais on n’en tire pas tout ce que l’on pourrait. On apporte aussi trop d’art dans le langage employé pour les sciences. — Notre langue me semble assez étoffée, mais manquer un peu de façon. Elle en aurait autant que besoin est, si on mettait à contribution le jargon dont nous usons à la chasse et à la guerre, qui constitue une mine de fort rendement. À l’instar des plantes, les diverses formes que revêt le langage, s’amendent et se fortifient par la transplantation. Le nôtre est suffisamment fourni, mais ne se prête pas aisément à être manié avec vigueur ; il est d’ordinaire hors d’état de rendre de fortes idées. Si vous voulez en exprimer de cet ordre, vous le sentez languir et fléchir sous vous ; il faut qu’à défaut de ressources qui lui sont propres, le latin pour les uns, le gree pour les autres, viennent à son secours. — Parmi ces mots de Virgile et de Lucrèce que j’ai signalés plus haut, il en est dont nous ne saisissons que difficilement l’énergie, parce que l’usage et l’emploi fréquents en ont un peu avili et par trop vulgarisé la grâce ; de même dans notre langue, telle qu’on la parle communément, il y a des tournures de phrase excellentes, des métaphores dont la beauté n’est flétrie que par le long temps auquel en remonte l’emploi et dont la vivacité de couleur est ternie par un usage trop courant ; mais cela ne leur ôte rien de leur goût pour ceux qui ont le palais délicat, et ne porte pas atteinte à la gloire de ceux d’entre les auteurs anciens qui, selon toute probabilité, ont été les premiers à donner à ces mots le relief qu’ils ont acquis.

On emploie pour les sciences un style trop relevé, trop artificiel, qui diffère du style naturel dont on use d’habitude. Mon page fait l’amour et en connaît le langage ; lisez-lui Léon l’hébreu et Ficin, on y parle de lui, de ses pensées, de ses actions, et cependant il n’y comprend rien. Je ne reconnais[1] pas dans Aristote la plupart des impressions que j’éprouve ordinairement ; on les a couvertes, alfublées d’une autre robe, pour l’usage de l’école. Assurément ils doivent avoir raison d’en agir ainsi ; toutefois si j’étais du métier,

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