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parole avait été engagée ; des Cosséiens, dont on extermina jusqu’aux enfants en bas âge, sont des mouvements d’égarement qui s’excusent mal. Pour ce qui est du meurtre de Clitus, la réparation en a dépassé la faute, et ce fait témoigne, autant que tout autre, de la bonté excessive qui était le fond de son caractère auquel, par tempérament, il était porté à s’abandonner ; c’est avec autant d’esprit que de vérité qu’on a dit de lui qu’ « il tenait ses vertus de la nature et ses vices de la fortune ». Il aimait un peu trop la louange, et était un peu trop sensible à la critique ; ses armes, les mangeoires et les mors de ses chevaux semés dans les Indes, tout cela semble pouvoir être excusé par son âge et son étrange prospérité. — Considérez aussi ses qualités militaires si nombreuses sa diligence, sa prévoyance, sa patience, son respect de la discipline, sa sagacité, sa magnanimité, sa décision, son bonheur qui en ont fait le premier des hommes de guerre, lors même qu’Annibal, avec l’autorité qui s’attache à lui, ne l’eût luimême proclamé tel ; considérez sa beauté exceptionnelle et ses qualités physiques qui dépassaient tout ce qu’on pouvait imaginer, son port et son maintien qui commandaient le respect, alors que son visage apparaissait jeune, vermeil et flamboyant, « semblable à l’astre brillant du matin, astre que Vénus chérit entre tous les feux du firmament, lorsque, baigné des eaux de l’Océan, il s’élève majestueux et dissipe les ténèbres de la nuit (Virgile) » ; son savoir et sa capacité qui embrassaient tout ; la durée et la grandeur de sa gloire pure, nette, sans tache, que l’envie n’a pas effleurée ; que longtemps après sa mort, une foi superstitieuse voulait que ses médailles portassent bonheur à ceux qui les avaient sur eux ; que ses hauts faits ont été rapportés par plus de rois et de princes qu’il n’y a d’historiens pour reproduire ceux de tout autre grand de la terre quel qu’il soit ; enfin, qu’encore maintenant, les Mahométans, qui méprisent toutes les légendes, acceptent et honorent la sienne, faisant exception pour lui seul. — Tout cela, dans son ensemble, amène à reconnaître que j’ai raison de le préférer même à César, qui seul pouvait me faire hésiter dans le choix que j’ai fait ; car on ne peut nier que la personnalité de celui-ci a eu plus de part dans ses exploits, tandis qu’Alexandre dans les siens doit davantage à la fortune ; égaux sous bien des rapports, César l’emporte peut-être à certains égards. Ce furent deux incendies, deux torrents qui, en des contrées diverses, ravagèrent le monde : « Tels des feux allumés en différents points d’une forêt pleine de broussailles et de lauriers secs et pétillants, ou tels des torrents qui tombent avec fracas du haut des montagnes et courent en bouillonnant à la mer, après avoir tout dévasté sur leur passage (Virgile). » Mais en admettant même que César ait apporté plus de modération dans son ambition, elle a causé tant de malheurs, aboutissant à ce triste résultat d’avoir amené la ruine de son pays, et de par le monde une dépravation universelle, que, tout réuni et mis en balance, je ne puis m’empêcher de pencher en faveur d’Alexandre.