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noble et mère de cet autre si gracieux infusus (incarné en elle), j’ai du dédain pour ces locutions qui veulent être piquantes et sont si peu expressives, pour ces mots à allusions qui sont nés depuis. A ces bonnes gens qu’étaient les anciens, ce n’était pas un style de temps à autre incisif et subtil qu’il fallait, mais un langage disant bien ce qu’il voulait dire, naturel, ne se départissant jamais de son énergie ; l’épigramme se rencontre constamment chez eux, non seulement dans la conclusion, mais au commencement et au milieu ; non seulement à la queue, mais à la tête, à l’estomac, aux pieds. Il n’y a rien de forcé, de traînant, tout y va à même allure, « leur discours est d’une contexture virile, ils ne s’attachent pas à l’orner de fleurs (Sénèque) ». Ce n’est pas une éloquence efféminée, où rien ne choque ; elle est nerveuse, solide, elle satisfait et ravit plus encore qu’elle ne plaît, et les esprits sont conquis d’autant plus qu’ils sont mieux trempés. — Quand je vois cette façon audacieuse de s’exprimer, si vive, si profonde, je ne dis pas que c’est « bien dire », je dis que c’est « bien penser ». C’est la hardiesse de l’imagination qui élève et donne du poids aux paroles, « c’est le cœur qui rend éloquent (Quintilien) » ; de nos jours, on nomme jugement ce qui n’est que verbiage, et les belles phrases sont dites des conceptions ayant de l’ampleur. Ce que peignaient les anciens ne révèle pas tant la dextérité de main, que la forte impression que le sujet qu’ils traitaient faisait sur leur âme. Gallus parle simplement, parce qu’il conçoit de même. Horace ne se contente pas d’une expression superficielle, elle ne rendrait pas son idée ; il voit plus clair et plus profondément ; son esprit crochète le magasin aux mots et aux expressions et y fouille pour y prendre ce qui peindra le mieux sa pensée ; il lui faut plus que ce qu’on y trouve d’ordinaire, comme sa conception dépasse, elle aussi, ce qui est courant. Plutarque dit qu’il apprit le latin par les choses qui lui étaient décrites en cette langue ; il en est ici de même, le sens éclaire et fait ressortir les termes employés ; ce ne sont plus simplement des sons ; ils ont chair et os ; ils signifient plus qu’ils ne disent, et il n’est pas jusqu’aux imbéciles qui ne saisissent quelque chose de ce dont il s’agit. — En Italie, je disais tout ce qui me plaisait en fait de conversations banales ; mais quand elles portaient sur des points sérieux, je n’aurais pas osé me fier à un idiome que je n’étais pas en état de plier et d’adapter à mon sujet, en dehors des acceptions communes ; en pareil cas, je veux pouvoir y mettre quelque chose de moi.

Enrichir et perfectionner leur langue est le propre des beaux écrivains ; combien sont peu nombreux ceux du siècle de Montaigne se trouvant être de cette catégorie. — Les beaux esprits ajoutent à la richesse de la langue par la manière dont ils la manient et l’emploient ; non pas tant en innovant qu’en y introduisant plus de vigueur et la rendant apte à plus d’applications diverses, en l’étirant et lui donnant de l’élasticité. Ils n’y apportent pas de mots nouveaux, mais ils donnent de la valeur à ceux