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rendant ses intrigues trop faciles, subitement elle dédaigne d’observer cet usage et la voilà qui se met à faire l’amour à découvert, avouant ses amants, les entretenant, leur donnant ses faveurs à la vue de tous ; elle veut que son époux en prenne ombrage. Mais rien de tout cela ne pouvant donner l’éveil à cette brute, et la trop lâche facilité avec laquelle il tolérait ses débordements, qu’il paraissait autoriser et légitimer, ôtant à ses plaisirs leur saveur et leur piquant, que fait-elle ? Femme d’un empereur plein de vie et de santé, à Rome, en plein midi, à la face du monde entier, au milieu des fêtes et au cours d’une cérémonie publique, un jour que son mari était absent de la ville, elle épouse Silius qui depuis longtemps déjà était son amant ! Ne semble-t-il pas que la nonchalance de son mari l’amenait à devenir chaste, ou qu’elle cherchait, en en épousant un autre, à accroître en elle l’ardeur de ses propres désirs par la jalousie qu’elle inspirerait à ce second époux, qu’elle surexciterait à son tour en lui résistant ? Mais la première difficulté à laquelle elle se heurta fut aussi la dernière. La bête s’éveilla en sursaut et, comme il n’y a de pire que d’avoir affaire à ces gens qui font les sourds et semblent endormis, qu’en outre, ainsi que j’en ai fait l’expérience, cette patience excessive, quand elle vient à prendre fin, se traduit par des vengeances qui n’en sont que plus âpres, parce que, prenant feu subitement, la colère et la fureur qui se sont accumulées en nous éclatent du premier coup avec toute leur intensité ; « láchant la bride à ses transports (Virgile) », Claude la fit mettre à mort, elle et un grand nombre de ceux auxquels elle s’était donnée, y compris certains qui n’en pouvaient mais, à l’égard desquels elle avait dû employer le fouet pour les décider à venir prendre place dans son lit.

Lucrèce a peint les amours de Vénus et de Mars avec des couleurs plus naturelles que Virgile décrivant les rapports matrimoniaux de Vénus et de Vulcain ; quelle vigueur dans ces deux tableaux si expressifs ! Caractère de la véritable éloquence. — Ce que Virgile dit des rapports matrimoniaux de Vénus et de Vulcain, Lucrèce l’avait exprimé avec plus de naturel encore en décrivant ses moments d’abandon entre elle et Mars : « Souvent le dieu des combats, le redoutable Mars, enivré de ton amour, se départit de sa fierté et s’effondre dans tes bras… Penché avidement sur ton sein, son souffle suspendu à tes lèvres, il ne peut assez se repaître de la vue de tes charmes. Alors que tu le tiens enlacé de ton beau corps, ó déesse, c’est le moment opportun pour lui parler en faveur des Romains (Lucrèce). » — Quand me reviennent à l’esprit les mots employés par ces deux poètes et dont la traduction atténue si notablement l’expression : reiicit (s’effondre dans tes bras), — pascit (il ne peut assez se repaître de tes charmes), — pudet, inhians (penché avidement sur ton sein, son souffle suspendu à tes lèvres), — molli favet (l’échauffe dans un tendre embrassement), — medullas, labefacta (la chaleur l’envahit de partout et le pénètre jusqu’à la moelle des os), — percurrit (sillonné de ses rubaus de feu), — et ce circumfusa (tu le tiens enlacé) si