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en est ici comme de ces enchantements qui ne vous débarrassent de votre mal qu’en le transmettant à un autre quand cette fièvre les quitte, c’est d’ordinaire qu’elles la passent à leurs maris. — Je ne sais, à vrai dire, si quelque chose peut nous faire plus souffrir que leur jalousie ; c’est le plus dangereux état d’esprit en lequel elles peuvent se trouver, comme la tête est des parties de leur corps ce qu’elles ont de pire. Pittacus disait que « chacun avait son infirmité ; que la sienne c’était la mauvaise tête de sa femme, et que, n’était cela, il s’estimerait heureux sous tous rapports ». C’est un bien grand inconvénient ; et s’il a pesé si lourdement sur l’existence d’un homme si juste, si sage, si vaillant, que toute sa vie il en ait souffert, qu’en advient-il de nous qui sommes de si minces personnages ? — Le sénat de Marseille jugea sainement, en accédant à la requête de ce mari qui demandait l’autorisation de se tuer pour échapper à la vie infernale que lui faisait sa femme, car c’est là un mal qui ne disparaît qu’en emportant la pièce et auquel il n’est d’autre expédient que la fuite ou la souffrance, solutions toutes deux également fort difficiles. Celui-là s’y entendait, ce me semble, qui a dit que « pour qu’un mariage soit bon, il faut la femme aveugle et le mari sourd ».

Un mari ne gagne rien à user de trop de contrainte envers sa femme ; toute gêne aiguise les désirs de la femme et ceux de ses poursuivants. — Prenons garde d’un autre côté que ces obligations que nous leur imposons, par l’extension et la rigueur que nous y mettons, ne conduisent à deux résultats contraires à ce que nous nous proposons qu’elles ne soient un stimulant pour ceux qui les harcèlent de leurs poursuites, et qu’elles-mêmes n’en deviennent que plus faciles à se rendre. — Pour ce qui est du premier point, par ce fait que nous augmentons la valeur de la femme, nous surexcitons le désir de la conquérir et ajoutons au prix qu’on y attache. Ne serait-ce pas Vénus qui a ainsi fait adroitement renchérir sa marchandise, sachant bien qu’on transgresserait ces lois qui, par leurs sottes exigences, ne font que surexciter l’imagination et surélever les prix, car en somme, pour me servir de l’expression de l’hôte de Flaminius : toutes tant qu’elles sont, ne sont qu’un même gibier que différencie seule la sauce qui l’accompagne. Cupidon est un dieu rebelle, il met son plaisir à lutter contre la dévotion et la justice, et sa gloire à opposer sa toute-puissance à toute autre puissance que ce soit, à ce que toute règle cède devant la sienne « Sans cesse il cherche l’occasion de nouveaux excès (Ovide). » — Quant au second point, serions-nous autant trompés, si nous craignions moins de l’être ? C’est dans le tempérament de la femme ; mais la défense même qui lui en est faite l’y incite et l’y convie : « Voulez-vous, elles ne veulent plus ; ne voulez-vous plus, elles veulent (Tacite) ; il leur répugne de suivre une route qui leur est permise (Lucain). » Quelle meilleure preuve en avons-nous que le fait de Messaline, l’épouse de Claude ? Au début, elle trompe son mari en cachette, ainsi que cela se fait ; mais la stupidité de celui-ci lui