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son de trompe ; d’autant que ce sont des malheurs que nous ne ressentons que par la connaissance que nous en avons, car « Bonne femme » et « Bon ménage » se disent non de qui l’est, mais de qui l’on se tait. Il y a plus d’esprit à éviter cette ennuyeuse et inutile connaissance ; aussi les Romains avaient-ils coutume, lorsqu’ils revenaient de voyage, de se faire précéder chez eux de quelqu’un chargé d’annoncer leur arrivée à leurs femmes, afin de ne pas les surprendre. C’est aussi pour cela que chez certaine nation, avait été établi l’usage que le prêtre couchât le premier avec la mariée, le jour des noces, pour ôter au mari le doute et la curiosité de chercher à savoir, dès ses premiers rapports avec elle, si elle lui venait vierge, ou déflorée par un autre qui l’aurait possédée avant lui.

Mais, dira-t-on, il y a les propos du monde. Je sais cent honnêtes gens qui sont des maris trompés, sans qu’on en parle, ni que cela ait fait esclandre. On plaint un galant homme auquel cela arrive, mais l’estime qu’on a pour lui n’en est pas altérée. Faites donc qu’en raison de votre vertu votre infortune passe inaperçue, que les gens de bien vous gardent leur sympathie, et qu’à celui qui vous a outragé la pensée en soit odieuse. Et puis, à qui, depuis le plus petit jusqu’au plus grand, « jusqu’au général qui a commandé tant de légions et qui, en tout, est supérieur à un misérable comme toi (Lucrèce) », ne prête-t-on pas pareille mésaventure ? C’est une imputation qu’en ta présence tu vois adresser à tant de personnes honorables, que tu peux bien penser que tu ne dois pas être épargné quand tu n’es pas là. Il n’est pas jusqu’aux dames qui n’en plaisantent ; mais de quoi plaisante-t-on davantage, en ces temps-ci, si ce n’est d’un ménage paisible et bien assorti ? Chacun de vous a infligé cet affront à quelqu’un attendez-vous à la pareille, car compensations et représailles sont dans l’ordre naturel des choses. La fréquence de cet accident doit aujourd’hui en tempérer l’amertume, car il est presque passé en coutume.

Malheureuse passion ! qui a encore le désagrément qu’on ne peut s’en entretenir avec autrui : « Le sort nous envie jusqu’à la consolation de faire entendre nos plaintes (Catulle) ! » À quel ami, en effet, confier nos doléances sans que, s’il n’en rit, cela ne lui donne l’idée et ne le renseigne sur la possibilité de prendre part, lui aussi, à la curée ! Les sages gardent le secret sur les amertumes comme sur les douceurs du mariage ; et, parmi les désagréments que présente le cas qui nous occupe, l’un des principaux pour un homme bavard. comme je le suis, c’est qu’il est dans les usages qu’il est indécent de communiquer à des tiers ce que l’on en sait et ce que l’on en ressent, et qu’il y a même inconvénient à le faire.

Ce serait temps perdu que de donner ce même conseil aux femmes pour les dégoûter d’être jalouses ; elles sont par nature si soupçonneuses, si frivoles, si curieuses, qu’il ne faut pas espérer les guérir en les traitant suivant les règles. Elles se corrigent souvent de ce défaut, mais en revenant à la santé dans des conditions beaucoup plus à redouter que n’était la maladie elle-même ; car il