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raison « que chez un indigent la honte est une sotte vertu » , je charge d’ordinaire un tiers de subir ce désagrément à ma place, de même que je décline toute mission de ce genre quand on veut m’y employer ; car ma timidité est telle sur ce point qu’il m’est arrivé parfois d’avoir la volonté de refuser et de n’en avoir pas la force.

Donc c’est folie d’entreprendre de combattre chez les femmes un désir si cuisant et si naturel. Aussi lorsque je les entends se vanter que, de par leur volonté, leur imagination est demeurée vierge et insensible, je me moque d’elles, elles reculent par trop. Si c’est une vieille décrépite, n’ayant plus de dents, ou une jeune qui soit étique et s’en aille de la poitrine qui tient ce langage, elles peuvent avoir l’apparence de dire vrai sans toutefois être complètement à croire ; mais dans la bouche de celles qui se meuvent et respirent encore, c’est vouloir trop prouver, elles n’en rendent leur vertu que plus suspecte. Les excuses inconsidérées qu’elles mettent en avant témoignent contre elles, comme il arriva à un gentilhomme de mes voisins qu’on soupçonnait d’impuissance, « insensible aux plus lascives caresses, jamais il n’avait donné le moindre signe de vigueur (Catulle) ». Trois ou quatre jours après ses noces, ce gentilhomme, pour faire croire aux moyens qui lui manquaient, jurait sans sourciller que vingt fois dans la nuit précédente il avait approché sa femme, propos dont on usa depuis pour le convaincre que jamais il ne l’avait connue et casser son mariage. Une pareille assertion ne signifie rien, puisqu’il ne saurait y avoir ni continence ni vertu, qu’autant qu’on a résisté à la tentation qui pousse à y manquer ; la seule chose qu’elles soient fondées à dire, c’est qu’elles ne sont pas disposées à se rendre ; les saints eux-mêmes s’expriment de la sorte. Je parle ici, bien entendu, des femmes qui, sachant bien ce qu’elles disent, se vantent de leur froideur et de leur insensibilité, et veulent qu’on prenne leurs affirmations au sérieux ; car je n’y trouve pas à redire quand cela vient de celles dont, en parlant ainsi, le visage minaude et les yeux démentent les paroles et qui ne font qu’user d’une forme de langage qui leur est propre, où tout se qui se dit est à prendre à contre-pied. Je suis fort épris de la naïveté et de la liberté ; mais il n’y a pas de milieu, et il faut que ces qualités conservent leur simplicité enfantine, sinon ce n’est plus qu’ineptie fort déplacée en pareil cas chez des dames et qui tourne immédiatement à l’impudence. Ces formes déguisées qu’elles emploient, aussi bien que leurs mines, ne trompent que les sots ; le mensonge y occupe une place d’honneur, et, bien qu’avec elles on n’avance que par voie détournée, on n’en arrive pas moins à la vérité par une fausse porte. — Puisque nous ne pouvons contenir l’imagination de la femme, que voulons-nous donc d’elle ? Est-ce d’en combattre les effets ? Mais combien sont ignorés, qui n’en portent pas moins atteinte à la chasteté : « Souvent la femme fait ce qui peut se faire sans témoin (Martial) » ; ce que nous craignons le moins est parfois ce qui est le plus à redouter ; et, d’entre leurs péchés, ceux que rien ne trahit sont encore les pires : « Je hais