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font remonter leur origine aux personnages qu’il a inventés, la plupart des nations s’en réclament : Mahomet II, empereur des Turcs, n’écrivait-il pas à notre pape Pie II : « Je m’étonne que les Italiens se liguent contre moi ; ne descendons-nous pas, vous et moi, des Troyens ; et n’avons-nous pas un intérêt commun à venger le sang d’Hector sur les Grecs ? cependant vous les soutenez contre moi ! » — N’est-ce pas une œuvre d’imagination pleine de noblesse, que celle qui crée une scène sur laquelle rois, peuples et empereurs vont jouant toujours les mêmes rôles depuis tant de siècles, et à laquelle l’univers entier sert de théâtre ? — Sept villes se sont disputé laquelle lui a donné naissance : « Smyrne, Rhodes, Colophon, Salamine, Chio, Argos et Athènes (Aulu-Gelle) » ; son obscurité même lui a valu ce regain d’honneur.

Alexandre le Grand ; ses belles actions pendant sa vie si courte ; il est préférable à César. — Le second de ces trois hommes supérieurs, c’est Alexandre le Grand. Considérez en effet à quel âge il a commencé ses conquêtes ; le peu de moyens dont il disposait pour une si glorieuse entreprise ; l’autorité qu’il sut acquérir, encore adolescent, sur ces capitaines qui le suivaient et qui étaient les plus grands et les plus expérimentés qu’il y eût au monde ; les succès extraordinaires dont la fortune favorisa et gratifia ses exploits, parmi lesquels s’en trouvèrent de si hasardeux, pour ne pas dire téméraires : « Il renversait tout ce qui faisait obstacle à son ambition et aimait à s’ouvrir un chemin à travers les ruines (Lucain). » Quelle grandeur d’avoir, à l’âge de trente-trois ans, parcouru en vainqueur toute la terre habitée à cette époque, et, dans une moitié de vie humaine, être parvenu au plus haut degré auquel peuvent atteindre tous les efforts de l’homme ; si bien, que vous ne pouvez imaginer ce qui serait arrivé, si cette existence eût eu une durée normale et, si se prolongeant jusqu’au terme qui lui est d’ordinaire assigné, sa valeur et sa fortune étaient allées croissant sans cesse. N’est-ce pas déjà quelque chose au-dessus de ce qu’il est donné à l’homme d’accomplir, que d’avoir fait ses soldats souches de tant de maisons royales ; d’avoir laissé à sa mort le monde en partage à quatre successeurs simples capitaines de son armée, dont les descendants se sont si longtemps maintenus sur leurs trônes ? — Que de vertus de premier ordre étaient en lui : justice, tempérance, générosité, fidélité à sa parole, amour pour les siens, humanité vis-à-vis des vaincus ! Ses mœurs semblent en vérité n’avoir été entachées d’aucun reproche, et quelques-uns de ses actes personnels ont été extraordinaires et se voient rarement. Mais il est impossible de conduire des masses pareilles en de semblables circonstances, sans jamais s’écarter des règles de la justice ; et les gens qui, comme lui, en ont la charge, sont à juger d’une façon générale, d’après l’idée maîtresse qui a présidé à leurs actions. Malgré cela, la ruine de Thèbes, les meurtres de Ménandre et du médecin d’Héphestion, de tant de prisonniers perses mis à mort à la fois ; de cette troupe de soldats indiens, envers lesquels sa —