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la femme et montrer que l’humeur querelleuse et la malice de ce sexe vont plus loin que la couche nuptiale et foulent aux pieds jusqu’aux dons et aux douceurs dont nous sommes redevables à Vénus. A cette plainte, le mari, doué, à la vérité, d’un tempérament exceptionnellement brutal, répondait que, même les jours de jeûne, il ne savait se passer de l’approcher moins de dix fois. L’affaire donna lieu à cet arrêt singulier de la reine d’Aragon, rendu après mûre délibération du conseil, par lequel cette bonne souveraine, afin d’établir une règle et fixer les idées sur la modération et la réserve à apporter en tous temps, dans les rapports entre époux légalement unis, ordonnait comme limite légitime et nécessaire de ces rapprochements le nombre de six par jour ; le dit arrêt, disait la reine, restreignant et sacrifiant de beaucoup les besoins et les désirs de son sexe « pour établir une règle d’application facile et par conséquent permanente et immuable ». Sur quoi, les docteurs comparant ces besoins avoués à ceux de l’homme, de s’écrier : « Quels doivent donc être l’appétit et l’ardeur amoureuse de la femme, puisqu’il faut en arriver à ce degré, pour y satisfaire dans des conditions raisonnables, prévenir tout écart et sauvegarder leur vertu », alors que Solon, le modèle de ceux qui veulent que toute chose soit réglée par la loi, ne taxe cette fréquentation de la femme par le mari qu’à trois fois par mois, afin que celui-ci soit toujours en mesure de remplir ce devoir ! — Et c’est, dis-je, nonobstant cette donnée, et tout en admettant que chez la femme les besoins de cette nature sont plus grands que chez l’homme, que nous avons été leur imposer la continence, à elles exclusivement, allant jusqu’à édicter à cet égard les châtiments les plus sévères et même la peine de mort.

Il n’y a pas de passion plus impérieuse, et nous nous opposons à ce qu’elles en tempèrent les effets ou reçoivent entière satisfaction. — Il n’y a pas de passion plus impérieuse que celle-ci à laquelle nous voulons qu’elles seules résistent, non simplement dans la mesure que cela comporte, mais comme à un vice abominable, exécrable, pire que l’irréligion et le parricide ; tandis que nous autres hommes, nous nous y abandonnons sans que ce soit pour nous une faute, sans que cela nous vaille un reproche. Ceux d’entre nous qui ont essayé d’en triompher, ont assez avoué quelle difficulté ils ont éprouvée, ou plutôt en quelle impossibilité ils ont été d’y parvenir, bien qu’ayant eu recours à un régime spécial pour mater, affaiblir et refroidir les révoltes de la chair ; et elles, nous les voulons, au contraire, bien portantes, vigoureuses, bien à point, en bonnes dispositions et chastes tout à la fois ; c’est-à-dire chaudes et froides en même temps ! — Le mariage qui, à ce que nous prétendons, doit les empêcher de se consumer, leur procure en l’état de nos mœurs bien peu d’apaisement : si le mari qu’elles prennent est encore à un âge où le sang bouillonne, il se fera gloire de se dépenser ailleurs : « Aie enfin de la pudeur, Bassus, ou allons en justice ; tu m’as vendu cet organe, je l’ai payé très cher, il n’est donc plus à toi (Martial). » C’est à bon droit