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sociable et bienveillant et ces déesses protectrices de l’humanité et de la justice. — Il n’y a pas si longtemps que j’ai dù renoncer à son culte et cessé de faire partie de ses adorateurs, pour que je ne conserve pas le souvenir précis de sa force et de sa valeur : « Je sens encore les brûlures d’une ancienne flamme (Virgile) ». La fièvre laisse après elle un reste d’agitation et de chaleur : « Heureux si, dans mes années d’hiver, ce reste de chaleur ne m’abandonne pas (Jean Second) » ; et, si épuisé et alourdi que je suis, j’éprouve quelque peu encore les effets affaiblis de cette ardeur passée : « Telle la mer Egée, battue par l’Aquilon ou le Notus, ne s’apaise pas subitement après la tempête ; longtemps tourmentée, elle s’agite et gronde encore (Le Tasse). » Mais autant que je puis m’y connaître, la force et la valeur de ce dieu sont présentées plus vives et plus animées dans les descriptions qu’en donne la poésie, qu’elles ne le sont dans la réalité : « Le vers du poète a des doigts et chatouille (Juvénal) » ; elle sait donner à l’Amour je ne sais quel air plus langoureux que celui qu’il revêt ; et Vénus, dans la plus complète nudité, n’est ni si belle, si vive, si haletante que la peint Virgile dans ce passage : « Elle dit, et, comme il hésite, la déesse l’entoure mollement de ses beaux bras plus blancs que la neige et l’échauffe dans un embrassement. À ce contact, Vulcain sent renaître son ardeur accoutumée, une chaleur qu’il connaît bien l’envahit de toutes parts, et jusque dans la moelle des os. Ainsi brille l’éclair dans la nuée pourfendue par le tonnerre et qui, de ses rubans de feu, sillonne les nuages épars dans les airs… Enfin, Vulcain satisfait aux sollicitations amoureuses de son épouse et, incarné en elle, s’abandonne tout entier aux charmes d’un sommeil réparateur. »

Le mariage diffère de l’amour ; contracté en vue de la postérité, les extravagances amoureuses doivent en être bannies ; du reste ceux auxquels l’amour seul a présidé, plus que tous autres ont tendance à mal tourner. — Ce que j’observe dans cette description, c’est que Virgile nous dépeint une Vénus bien passionnée pour une épouse ; dans ce marché, dicté par la sagesse, qu’est le mariage, les appétits sont moins folâtres, les ébats moins tumultueux et plus tempérés. L’amour hait toute union contractée en dehors de son intervention exclusive, et ne participe que faiblement aux rapprochements sexuels qui ont été préparés et s’accomplissent à tout autre titre, comme c’est le cas dans le mariage où des considérations d’alliances, de situations de fortune y ont, avec raison, autant et plus de part que les gràces et la beauté. On ne se marie pas pour soi ; quoi qu’on dise, on se marie au moins autant, sinon plus, pour sa famille et sa postérité ; les conditions dans lesquelles s’effectue un mariage et les résultats qu’il doit produire, intéressent notre race, bien au delà de nousmêmes ; c’est pourquoi il me plaît de les voir négocier par des intermédiaires plutôt que par les intéressés, nous en rapportant plus au sentiment d’autrui qu’au nôtre, principe qui va bien à l’encontre des idées de ceux qui sont pour les mariages d’inclina-