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nons ; en train de quitter les jeux de ce monde, ce sont ici les dernières accolades que nous nous donnions, eux et moi.

Comment se fait-il que l’acte par lequel se perpétue le genre humain, paraisse si honteux qu’on n’ose le nommer ? — Revenons-en à notre thème. Qu’a donc fait aux hommes l’acte génital, pourtant si naturel, si nécessaire, si juste, pour que nous n’osions pas en parler sans en avoir honte, et pour l’exclure des conversations sérieuses et de bon ton ? Nous disons hardiment : tuer, dérober, trahir ; et cet autre mot, nous n’osons le prononcer qu’entre les dents. Serait-ce parce que moins nous en parlons, plus nous y pensons ? Il y a lieu de remarquer en effet que les mots les moins en usage, qu’on n’écrit guère et sur lesquels on se tait le plus, sont ceux qu’on sait le mieux et qui sont le plus généralement connus ; celui-ci, quel que soit l’âge, quelles que soient les mœurs, nul ne l’ignore non plus que le pain ; il est imprimé en chacun de nous, sans qu’il ait été prononcé, sans qu’il se soit fait entendre ou ait été vu ; et le sexe qui en use le plus, est celui auquel il est imposé de s’en taire davantage. Ce qu’il y a de remarquable *, c’est que nous avons mis cet acte sous la sauvegarde du silence, d’où c’est un crime de l’arracher, même pour l’accuser et le juger ; nous n’osons le critiquer qu’en usant de périphrases et en ayant recours à des formes imagées. Quelle insigne faveur pour un criminel d’être si exécrable que la justice estime qu’il ne doit être ni touché, ni vu et qui, grâce à la dureté de la condamnation qui le frappe, demeure libre et sauf. N’en est-il pas de lui comme des livres qui se répandent et se vendent d’autant plus qu’ils sont interdits ? Quant à moi, je me rallie à ce qu’en dit Aristote : « Acte pudique, qui pare la jeunesse et attire des reproches à la vieillesse. » — Les vers suivants avaient cours dans l’école ancienne, qui est plus dans mes idées que l’école moderne parce que j’estime que les vertus y étaient plus grandes et les défauts moindres : « Ceux qui fuyant par trop Vénus l’esquivent, sont en faute autant que ceux qui par trop la suivent (Plutarque). » « Ô déesse, seule tu gouvernes la nature ; sans toi, rien ne voit la lumière du jour, rien n’est gai, rien n’est aimable (Lucrèce). »

Pourquoi avoir voulu brouiller les Muses avec Vénus ? leur accord leur sied si bien, ainsi qu’en témoignent les vers de Virgile où le poète décrit une entrevue amoureuse de cette déesse avec Vulcain. — Je ne sais qui a pu brouiller Pallas et les Muses avec Vénus, et les mettre en froid avec l’Amour ; je ne vois aucunes divinités qui se conviennent mieux et qui ne doivent davantage les unes aux autres. Qui enlèverait aux Muses leurs productions inspirées par l’amour, leur déroberait le plus beau sujet sur lequel elles ont à s’exercer et ce qu’il y a de plus noble dans leurs œuvres ; qui ferait perdre à l’Amour le concours que lui prêtent la poésie et les services qu’elle lui rend, l’affaiblirait en le privant ainsi des meilleures de ses armes ; ce serait entacher d’ingratitude et d’inintelligence ce dieu essentiellement