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et sombres ; actuellement, ils sont passés chez moi à l’état d’habitude, ce sont les jours beaux et sereins qui sont devenus rares ; je suis en passe de me féliciter, comme d’une faveur nouvelle, quand je ne souffre de nulle part. Je puis me chatouiller, je n’arrive plus à arracher un pauvre rire à ce méchant corps ; je ne m’égaie qu’en idée et en songe, détournant par cette ruse les chagrins de la vieillesse ; mais il me[1] faudrait certes bien quelque autre remède qu’un rêve ! c’est un assaut où l’art lutte vainement contre la nature. — Quelle grande simplicité d’esprit que de prolonger, comme nous le faisons tous, les incommodités humaines, d’anticiper sur leur venue en nous sevrant des jouissances qui nous restent encore ! Je préfère être vieux moins longtemps, que vieux avant de l’être ; aussi les moindres occasions de plaisir que je puis rencontrer, je les saisis. Je sais bien par ouï dire qu’il existe quelques genres de volupté, telles que les satisfactions d’amour-propre, qui ne portent pas atteinte à la sobriété qu’il nous faut observer et qui sont fortes et glorieuses ; mais elles relèvent de l’opinion, et l’opinion n’a pas sur moi un pouvoir suffisant pour me les faire désirer, car je ne les recherche pas tant magnanimes, magnifiques et fastueuses, que je ne les désire doucereuses, faciles et immédiates : « S’éloigner de la nature pour suivre le peuple, c’est prendre un guide peu sur (Sénèque). » Ma philosophie est dans les actes, toute d’actualité et conforme à la nature ; l’imagination y a peu de part. Que ne puis-je, par exemple, prendre encore plaisir à jouer aux noisettes et à la toupie ! « Aux approbations de la foule je préfère le témoignage de ma conscience (Ennius). » La volupté est peu ambitieuse, elle s’estime assez riche par elle-même pour ne pas vouloir faire la dépense de ce que coûtent les réputations ; elle aime mieux demeurer dans l’ombre. Il faudrait donner le fouet à un jeune homme qui ferait consister son plaisir à déguster les vins et les sauces ; il n’est rien que je n’aie moins su faire et moins apprécier ; c’est à cette heure que je l’apprends. J’en ai grand’honte, mais qu’y faire ? j’ai encore plus de confusion des motifs qui m’y poussent. — À nous de rêver et de baguenauder ; à la jeunesse le bon bout, à elle de soutenir sa réputation. Elle marche à la conquête du monde, à sa domination ; nous, nous en venons : « À elle, les armes, les chevaux, les javelots, la massue, la paume, la nage, la course ; à nous, vieillards, les dés et les osselets (Cicéron). » Les lois elles-mêmes nous renvoient au logis. Je ne puis moins faire, en dédommagement des piteuses conditions que je dois aux années, que de recourir aux jouets et aux amusettes comme fait l’enfance en laquelle nous retombons ; la sagesse et la folie auront bien à faire pour, à elles deux et en s’y reprenant à tour de rôle, me soutenir et me venir en aide en cet état calamiteux qu’amène l’âge : « Mêle à ta sagesse un grain de folie (Horace). » — Je fuis de même les plus légères piqûres ; celles qui, autrefois, ne m’eussent même pas éraflé, me transpercent aujourd’hui ; souffrir commence à tant rentrer dans mes habitudes ! « Pour un corps débile, la moindre atteinte est insupportable (Cicéron) ; — un esprit

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