Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/190

Cette page n’a pas encore été corrigée

extraordinaires. Ceux-là sont tantost les miens ordinaires : les extraordinaires sont les beaux et serains. Ie m’en vay au train de tressaillir, comme d’vne nouuelle faueur, quand aucune chose ne me deult. Que ie me chatouille, ie ne puis tantost plus arracher vi pauure rire de ce meschant corps. Ie ne m’esgaye qu’en fantasie et en songe pour destourner par ruse, le chagrin de la vieillesse. Mais certes il faudroit autre remede, qu’en songe. Foible lucte, de l’art contre la nature. C’est grand simplesse, d’alonger et anticiper, comme chacun fait, les incommoditez humaines. l’ayme mieux estre moins long temps vieil, que d’estre vieil, auant que de l’estre. Iusques aux moindres occasions de plaisir que ie puis rencontrer, ie les empoigne. Ie congnois bien par ouyr dire, plusieurs especes de voluptez prudentes, fortes et glorieuses : mais l’opinion ne peut pas assez sur moy pour m’en mettre en appetit. Ie ne les veux pas tant magnanimes, magnifiques et fastueuses, comme ie les veux doucereuses, faciles et prestes. A natura discedimus populo nos damus, nullius rei bono auctori. Ma philosophie est en action, en vsage naturel et present peu en fantasie. Prinssé-ie plaisir à iouer aux noisettes et à la toupie !

Non ponebat enim rumores ante salutem.

La volupté est qualité peu ambitieuse ; elle s’estime assez riche de soy, sans y mesler le prix de la reputation et s’ayme mieux à l’ombre. Il faudroit donner le foüet à vn ieune homme, qui s’amuseroit à choisir le goust du vin, et des sauces. Il n’est rien que i’aye moins sçeu, et moins prisé à cette heure ie l’apprens. I’en ay grand honte, mais qu’y feroy-ie ? l’ay encor plus de honte et de despit, des occasions qui m’y poussent. C’est à nous, à resuer et baguenauder, et à la ieunesse à se tenir sur la reputation et sur le bon bout. Elle va vers le monde, vers le credit : nous en venons. Sibi arma, sibi equos, sibi hastas, sibi clauam, sibi pilam, sibi natationes et cursus habeant : nobis senibus, ex lusionibus multis, talos relinquant et tesseras. Les loix mesme nous enuoyent au logis. Ic ne puis moins en faueur de cette chetiue condition, où mon aage me pousse, que de luy fournir de ioüets et d’amusoires, comme à l’enfance aussi y retombons nous. Et la sagesse et la folic, auront prou à faire, à m’estaver et secourir par offices alternatifs, en cette calamité d’aage.

Misce stultitiam consiliis breuem.

le fuis de mesme les plus legeres pointures et celles qui ne m’eussent pas autresfois esgratigné, me transpercent à cette heure. Mon habitude commence de s’appliquer si volontiers au mal : in fragili corpore odiosa omnis offensio est.