Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/182

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mes se bastissoit en mon ame, le poids et la difficulté de ce deslogement à combien friuoles pensees nous donnions place en vn si grand affaire. Vn chien, vn cheual, vn liure, vn verre, et quoy non ? tenoient compte en ma perte. Aux autres, leurs ambitieuses esperances, leur bourse, leur science, non moins sottement à mon gré. le voy nonchalamment la mort, quand ie la voy vniuersellement, comme fin de la vie. Je la gourmande en bloc par le menu, elle me pille. Les larmes d’vn laquais, la dispensation de ma desferre, l’attouchement d’vne main cognue, vne consolation commune, me desconsole et m’attendrit. Ainsi nous troublent l’ame, les plaintes des fables et les regrets de Didon, et d’Ariadné passionnent ceux mesmes qui ne les croyent point en Virgile et en Catulle c’est vne exemple de nature obstinee et dure, n’en sentir aucune emotion : comme on recite, pour miracle, de Polemon mais aussi ne pallit il pas seulement à la morsure d’vn chien enragé, qui luy emporta le gras de la iambe. Et nulle sagesse ne va si auant, de conceuoir la cause d’vne tristesse, si viue et entiere, par iugement, qu’elle ne souffre accession par la presence, quand les yeux et les oreilles y ont leur part parties qui ne peuuent estre agitees que par vains accidens.Est-ce raison que les arts mesmes se seruent et facent leur proufit, de nostre imbecillité et bestise naturelle ? L’orateur, dit la rhetorique, en cette farce de son plaidoier, s’esmouuera par le son de sa voix, et par ses agitations feintes ; et se lairra piper à la passion qu’il represente. Il s’imprimera vn vray denil et essentiel, par le moyen de ce battelage qu’il ioue, pour le transmettre aux iuges, à qui il touche encore moins. Comme font ces personnes qu’on loue aux mortuaires, pour ayder à la ceremonie du deuil, qui vendent leurs larmes à poix et à mesure, et leur tristesse. Car encore qu’ils s’esbranlent en forme empruntee, toutesfois en habituant et rengeant la contenance, il est certain qu’ils s’emportent souuent tous entiers, et reçoiuent en eux vne vraye melancholie. Ie fus entre plusieurs autres de ses amis, conduire à Soissons le corps de monsieur de Grammont, du siege de la Fere, où il fut tué. Ie consideray que par tout où nous passions, nous remplissions de lamentation et de pleurs, le peuple que nous rencontrions, par la seule montre de l’appareil de nostre conuoy car seulement le nom du trespassé n’y estoit pas cogneu. Quintilian dit auoir veu