Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/179

Cette page n’a pas encore été corrigée

essayé avec succès. Rompez-en la violence, en diversifiant vos désirs ; même, il n’y a pas inconvénient à ce que, si vous le voulez, l’un d’eux prime et domine les autres, toutefois de peur qu’il ne vienne à vous absorber et à vous tyranniser, affaiblissez-le, amortissez-le, en ne lui consacrant pas une attention exclusive et multipliant vos distractions : « Lorsque vous êtes tourmenté par de trop ardents désirs (Perse), assouvissez-les sur le premier objet qui s’offre(Lucrèce) » ; seulement pourvoyez-y de bonne heure, de peur que vous n’ayez peine à recouvrer votre liberté une fois qu’il se sera emparé de vous, « qu’à de premières blessures vous n’ajoutiez de nouveaux coups, que de nouvelles émotions n’effacent les anciennes (Lucrèce) ».

J’ai éprouvé jadis, en raison de ma nature impressionnable, un violent chagrin, plus justifié encore qu’il n’était violent ; j’en eusse peut-être été accablé, si je m’étais uniquement fié à mes propres forces. Une diversion énergique était indispensable pour m’en distraire je me fis amoureux par calcul, en même temps que pour me livrer à une étude de ce sentiment ; mon âge du reste s’y prêtait, et l’amour me soulagea me délivrant du mal que l’amitié m’avait causé. — Il en est de même pour tout ; dès qu’une idée pénible me tient, je trouve plus simple de changer le cours de mes pensées, plutôt que d’essayer de la surmonter ; je lui substitue une idée contraire si je puis, ou tout au moins une qui soit autre ; toujours le changement me soulage, dissout et dissipe l’idée qui m’oppresse. Si je ne puis la combattre, je lui échappe, et, tout en fuyant, je cherche à l’égarer et ruse avec elle ; je change de lieu, d’occupation, de compagnie, j’accumule pour me sauver les amusements, les sujets de méditation, pour faire qu’elle perde ma trace et m’abandonne.

La nature procède de même, elle met notre versatilité à profit ; c’est par là qu’agit surtout le temps qu’elle nous a donné comme souverain remède à nos passions ; en alimentant encore et encore notre imagination d’affaires de toutes sortes, il désagrège et altère l’impression première si forte qu’elle soit. Un sage ne songe guère moins à son ami mort depuis vingt-cinq ans, que s’il n’y avait qu’un an ; d’après Épicure, son impression demeure celle des premiers jours ; il n’estimait pas, en effet, que les sensations pénibles soient attenuées ni parce qu’elles ont été prévues, ni par le long temps auquel elles remontent ; mais tant d’autres pensées s’entremêlent aux premières, que celles-ci perdent leur acuité et finissent par se lasser.

De même, en détournant l’attention, on fait tomber un bruit public qui vous offense. — Pour détourner de lui l’attention publique, Alcibiade coupe les oreilles et la queue à un beau chien qu’il possède et le chasse par les rues de la ville, afin que la foule, ayant là sujet de babiller, ne s’occupe pas de ses autres faits et gestes. — J’ai connu aussi des femmes qui, dans le but de détourner d’elles les conversations et les suppositions des gens et dé-