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est des dieux justes, j’espère que tu trouverus ton supplice sur les écueils et qu’en expirant, tu invoqueras le nom de Didon ; je le saurai, le bruit en viendra jusqu’à moi dans le séjour des Mânes (Virgile). »

Xénophon, couronné de fleurs, offrait un sacrifice, quand on vint lui annoncer la mort de son fils Gryllus, tombé à la bataille de Mantinée. Aux premiers mots de cette nouvelle, il jeta sa couronne à terre ; mais quand, poursuivant, on lui apprit de quelle valeur il avait fait preuve en succombant, il la ramassa et la remit sur sa tête. — Jusqu’à Épicure qui se console de sa fin prochaîne, en songeant à l’utilité de ses écrits qu’il espère voir passer à l’éternité : « Tous les travaux qui ont de l’éclat et sont susceptibles de nous illustrer, sont faciles à supporter (Cicéron). » — Une même blessure, une même fatigue, dit Xénophon, ne sont pas de même poids pour un général et pour un soldat. Epaminondas se résigne bien plus allégrement à la mort, quand il sait qu’il a remporté la victoire : « c’est là ce qui console, ce qui adoucit les plus grandes douleurs (Cicéron) » ; nombre d’autres circonstances nous amusent, nous distraient et nous détournent de l’attention que nous serions tentés de prêter à la chose elle-même. Aussi les arguments de la philosophie vont-ils continuellement côtoyant, contournant ce sujet ; s’ils l’entament, ce n’est que superficiellement. — Le grand Zénon, chef de cette école philosophique des Stoïciens qui domine toutes les autres par l’élévation de sa doctrine, disait en parlant de la mort : « Aucun mal n’est honorable ; la mort est honorable, donc elle n’est pas un mal. » Contre l’ivrognerie, il s’exprimait ainsi : « Nul ne confie son secret à l’ivrogne, tout le monde le confie au sage ; le sage ne sera donc pas un ivrogne. » Est-ce là aller droit au but, n’est-ce pas biaiser ? J’aime voir ces âmes d’élite ne pouvoir se dégager de nos errements ; si parfaits qu’ils soient comme hommes, ce ne sont toujours que des hommes et ils en ont toutes les faiblesses.

Moyen de dissiper un ardent désir de vengeance. — La vengeance est une douce passion qui est naturelle à l’homme et a sur nous un grand empire ; je m’en rends bien compte quoique n’en ayant pas fait l’expérience. Dernièrement, pour en détourner un jeune prince, je ne lui dis pas, suivant le précepte de la charité, qu’à celui qui vous a frappé sur une joue il faut tendre l’autre ; je ne lui représentai pas davantage les conséquences tragiques que la poésie attribue à cette passion. N’en prononçant même pas le nom, je me mis à lui faire goûter la beauté des sentiments contraires : l’honneur, la popularité, l’affection qu’il acquerrait en se montrant bon et clément ; je fis une diversion en mettant en éveil son ambition. C’est ainsi qu’il faut procéder.

C’est encore par la diversion qu’on se guérit de l’amour et de toute autre passion ; le temps, qui calme tout, agit de la même façon. — Si en amour l’affection risque de vous entraîner au delà de ce qui doit être, c’est là, dit-on, une disposition qui est à combattre par une diversion. Et l’on dit vrai ; je l’ai souvent