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leur vue tombait sur les horribles apprêts de leur supplice, en étaient terrifiés et reportaient, en quelque sorte avec furie, leur pensée vers autre chose. Ne recommande-t-on pas à ceux qui ont à franchir un vide, de profondeur telle qu’on peut en éprouver de l’effroi, de fermer et de détourner les yeux ?

Fermeté, lors de son exécution, de Subrius Flavius condamné à mort. — Subrius Flavius devait, sur l’ordre de Néron, être décapité de la main même de Niger, comme lui officier de l’armée romaine. Amené sur le terrain où devait avoir lieu l’exécution et où Niger avait fait creuser la fosse où devait être inhumée sa victime, fosse qui avait été faite sans soin et sans régularité, Flavius se tournant vers les soldats qui étaient là, leur dit : « Ce n’est pas là un travail tel que le comporte une bonne discipline. » Puis, s’adressant à Niger qui l’exhortait à tenir la tête ferme : « Puisses-tu seulement frapper avec la même fermeté ! » Et ses pressentiments étaient fondés, car Niger, dont le bras tremblait, dut s’y reprendre à plusieurs fois. Ce Flavius semble avoir envisagé son sort sans en être autrement ému, et sa pensée ne pas s’en être un instant détournée.

Dans une bataille, dans un duel, l’idée de la mort est absente de la pensée des combattants. — Celui qui meurt dans la mêlée les armes à la main, ne songe pas à la mort, il ne la pressent pas et ne s’en préoccupe pas ; l’ardeur du combat le tient tout entier. — Une personne de ma connaissance, d’un courage incontestable, se battant en duel en champ clos, tomba, et, étant à terre, fut criblé par son adversaire de neuf à dix coups de dague. Les assistants, le croyant perdu, lui criaient de recommander son âme à Dieu ; mais, il me l’a dit depuis, bien que ces voix parvinssent à son oreille, elles furent sans effet sur lui : il ne pensait qu’à se tirer d’affaire et à se venger, et le combat se termina par la mort de l’autre. — Celui qui notifia à L. Silanus son arrêt de mort, lui rendit un grand service ; l’entendant lui répondre qu’ « il s’attendait bien à mourir, mais non de la main de scélérats », il se rua sur lui avec ses soldats, pour l’obliger à se rétracter. Silanus, quoique désarmé, se défendit obstinément à coups de poing et à coups de pied et fut tué dans le cours de la bagarre. Par le fait de la violente colère qui s’était emparée de lui, il échappa à l’oppression douloureuse que lui auraient causée l’attente de la mort lente à laquelle il était réservé et la vue des préparatifs.

Dans les plus cruelles calamités, en face de la mort, nombre de considérations se présentent à notre esprit, l’occupent, le distraient et rendent notre situation moins pénible. — Notre pensée est toujours ailleurs ; c’est, soit l’espérance d’une vie meilleure qui nous arrête et nous soutient, soit l’espoir des avantages qui peuvent en revenir à nos enfants, soit la gloire qu’en acquerra notre nom dans l’avenir, ou encore l’idée que nous allons être affranchis des maux de cette vie, ou celle de la vengeance qui attend ceux qui sont cause de notre mort : « S’il