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pieds (Ovide). » Il agit de même au moment opportun avec la seconde, puis avec la troisième, si bien que par ce subterfuge et cette diversion, l’avantage de la course lui demeure.

C’est aussi un excellent remède contre les maladies de l’âme ; par elle, on rend moins amers nos derniers moments. Socrate est le seul qui, dans l’attente de la mort, sans cesser de s’en entretenir, ait constamment, durant un long espace de temps, conservé la plus parfaite sérénité. — Quand les médecins ne peuvent nous débarrasser d’un catarrhe, ils le font dévier et se porter sur une partie de notre être où son action soit moins dangereuse. Je constate que c’est également le remède le plus communément appliqué aux maladies de l’âme : « Il est bon parfois de détourner l’âme vers d’autres goûts, d’autres soins, d’autres occupations ; souvent il faut essayer de la guérir par un changement de lieu, comme les malades qui ne sauraient autrement recouvrer la santé (Cicéron). » On arrive rarement à triompher des maux auxquels elle est en proie, en les attaquant directement ; on ne parvient ainsi ni à aider sa force de résistance ni à diminuer celle du mal, mais on peut le faire dévier et le transformer.

Socrate nous donne sur la manière d’envisager les accidents de la vie, une autre leçon, mais si haute, d’application si difficile, qu’il n’appartient qu’aux esprits les plus éminents d’avoir possibilité d’y arrêter leur pensée, de la méditer et de l’apprécier. Il est le seul chez lequel l’attente de la mort n’altère en rien l’humeur ordinaire ; il se familiarise avec cette idée et s’en fait un jeu ; il ne cherche pas de consolation en dehors d’elle : mourir lui apparaît un accident naturel qui le laisse indifférent ; il y arrête sa pensée et s’y résout sans autre préoccupation. — Les disciples d’Hégésias, exaltés par les beaux raisonnements qu’il leur inculque, se donnent la mort en se laissant mourir de faim ; et ils sont si nombreux ceux qui agissent ainsi, que le roi Ptolémée fait défendre à leur maître de prôner désormais dans son école un enseignement qui pousse au suicide. Ces gens-là ne considéraient pas la mort en elle-même, ils ne s’en occupaient pas ; ce n’est pas sur elle que leur pensée se reportait ils rêvaient une transformation de leur être, et avaient hâte qu’elle se réalisât.

Chez les condamnés à mort la dévotion devient une diversion à leur terreur. — Ces malheureux, près d’être exécutés, qu’on voit sur l’échafaud, pénétrés d’une ardente dévotion qui s’est emparée de tous leurs sens et à laquelle ils apportent toute la ferveur possible, prêtant l’oreille aux instructions qu’on leur donne, les yeux levés et les mains tendues vers le ciel, récitant des prières à haute voix avec une émotion vive et continue, font là une chose certainement digne d’éloge et appropriée aux circonstances ; ils sont à louer au point de vue de la religion, mais non, à proprement parler, sous celui de la fermeté. Ils fuient la lutte, évitent de regarder la mort en face, comme les enfants qu’on distrait quand on veut leur donner un coup de lancette. J’en ai vu qui, lorsque