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de joie et de triomphe et tombent extenués et repus. Qui n’y cherche qu’à se décharger d’une nécessité que nous impose la nature, n’a que faire de la coopération d’autrui et d’y mêler tant d’apprêts ; ce n’est pas là un mets destiné à apaiser une faim gloutonne et excessive.

Idée qu’il donne de ses amours ; les grâces du corps l’emportent ici sur celles de l’esprit, bien que celles-ci y aient aussi leur prix. — Comme quelqu’un qui ne demande pas qu’on le tienne pour meilleur qu’il n’est, je dirai ici un mot des erreurs de ma jeunesse. Je ne me suis guère adonné aux femmes qui se livrent au premier venu qui les paie, et cela, autant par mépris, qu’en raison du danger qu’y court la santé ; si bien que je m’y sois pris, je n’en ai pas moins eu à subir deux atteintes légères à la vérité et de début. J’ai voulu aiguiser ce plaisir par le désir que j’en avais, la difficulté de le satisfaire et aussi la gloire qui devait m’en revenir. J’aimais à la façon de l’empereur Tibère qui, dans ses maîtresses, recherchait autant la modestie, la noblesse, que les autres qualités de la femme ; ou encore à la manière de Flora qui ne se prêtait pas à qui n’était au moins dictateur, consul ou censeur, et mettait son amour-propre à n’avoir que des amants de haut rang. Il est certain que les perles et le brocart donnent de la saveur à la chose, de même les titres que l’on porte et le train de vie que l’on mène.

En outre je faisais grand cas de l’esprit, pourvu toutefois que le physique ne laissât pas complètement à désirer ; car pour être franc, si l’un ou l’autre de ces deux genres de beauté eût dù nécessairement faire défaut, j’eusse plutôt renoncé à celle de l’esprit. Celui-ci a sa place dans les meilleures choses ; mais en amour, où la vue et le toucher prédominent, on arrive quand même à quelque chose sans ses grâces, et à rien sans les charmes physiques. La beauté c’est là le véritable avantage qu’ont les femmes ; elle leur appartient d’une façon si exclusive, que celle de l’homme, quoique recherchée avec quelque variante dans les traits, est d’autant plus séduisante que la physionomie encore enfantine et imberbe à une vague ressemblance avec celle de la femme. On dit que chez le Grand Seigneur les adolescents qui, en nombre infini, sont, en raison de leur beauté, attachés à son service, sont congédiés au plus tard quand ils ont vingt-deux ans. — La raison, la prudence, les services que peut rendre l’amitié, se trouvent à un plus haut degré chez les hommes que chez la femme, aussi gouvernent-ils les affaires de ce monde.

Un troisième commerce dont l’homme a la disposition, est celui des livres ; c’est le plus sûr, le seul qui ne dépende pas d’autrui ; les livres consolent Montaigne dans sa vieillesse et dans la solitude. — Ces deux commerces, l’un avec les hommes par une conversation libre et familière, l’autre avec les femmes par l’amour, sont aléatoires et dépendent d’autrui ; l’un a l’inconvénient qu’il ne peut avoir lieu qu’à de trop rares intervalles, l’autre qu’il perd de son agrément avec l’âge ; aussi