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avec de pareilles gens, tout sujet m’est bon ; peu m’importe qu’il soit sérieux ou frivole, il est toujours opportun et agréable, tout y porte l’empreinte du bon sens et de l’expérience avec un mélange de bonté, de franchise, de gaité et d’amitié. Ce n’est pas seulement quand on traite ces questions si compliquées de substitution ou les affaires des rois que notre esprit montre sa beauté et sa force, elles se révèlent tout aussi bien dans les entretiens familiers ; je me rends compte de la valeur de ceux qui m’entourent même à leur silence, à leur sourire, et les pénètre peut-être mieux à table qu’au conseil ; Hippomaque ne disait-il pas qu’il reconnaissait les bons lutteurs rien qu’à les voir marcher dans la rue ? S’il plaît à l’érudition de figurer à notre programme, nous ne l’évincerons pas, sous condition que ce ne soit pas sous la forme magistrale, impérieuse et importune qu’elle revêt d’ordinaire, mais modeste et seulement à titre accessoire ; nous ne cherchons ici qu’à passer le temps ; aux heures consacrées à nous instruire et à être endoctrinés, nous irons la trouver là où elle trône ; pour le moment, qu’elle s’abaisse jusqu’à nous s’il lui plaît d’être admise, car, tout utile et désirable qu’elle est, je suppose qu’au besoin nous pourrions bien encore nous en passer complètement et faire sans elle ce que nous nous proposons. Une âme bien élevée, qui est formée à fréquenter la société, se rend pleinement agréable d’elle-même ; la science n’est autre chose que le contrôle et le relevé de ce que produisent de telles âmes.

Le commerce avec les femmes vient en second lieu ; il a sa douceur, mais aussi ses dangers. Montaigne voudrait que, de part et d’autre, on y apportåt de la sincérité ; à cet égard l’homme est au-dessous de la brute. — C’est également pour moi un doux commerce que la fréquentation des belles et honnêtes femmes, « car nous aussi avons des yeux qui s’y connaissent (Cicéron) ». Si l’âme n’y trouve pas tant de jouissance que dans les relations de société dont il vient d’être question, la satisfaction qu’en éprouvent nos sens, qui y ont plus large part, en est presque l’équivalent, pas tout à fait cependant à mon avis. Mais c’est un commerce où il faut un peu se tenir sur ses gardes, notamment ceux chez qui les appétits charnels sont, comme chez moi, très prononcés. J’y ai été échaudé dans ma jeunesse et en ai souffert toutes les tortures que les poètes disent advenir à ceux qui s’y livrent d’une façon déréglée et déraisonnable ; il est vrai que, depuis, ce coup de fouet a servi à mon instruction : « Quiconque de la flotte grecque s’est sauvé d’entre les rochers de Capharée, détourne toujours ses voiles des eaux perfides de l’Eubée (Ovide). » C’est folie d’y attacher toutes ses pensées et de s’y engager d’une affection passionnée et sans limite. — Mais, d’autre part, s’y mêler sans amour pour, comme des comédiens, jouer sans scrupule le rôle que tout le monde joue à cet âge et qui est dans les habitudes, en n’y mettant du sien que des paroles menteuses, c’est à la vérité pourvoir à sa sûreté, mais bien lâchement, comme ferait celui qui,